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Les frontières du Moyen-Orient s’effacent à Locarno

«Plus tard tu comprendras», le dernier film d'Amos Gitaï a pour titre une phrase qui résume la thématique de toute son œuvre. pardo.ch

Le réalisateur israélien Amos Gitaï a reçu jeudi soir le Léopard d'honneur sur la Piazza Grande. Son dernier opus a été projeté juste avant un long-métrage du monstre sacré du cinéma égyptien récemment décédé Youssef Chahine.

C’est avec Al Massir (Le Destin) que le festival a choisi de rendre un dernier hommage au merveilleux conteur qu’était Youssef Chahine.

Un titre qui fait écho à l’oeuvre d’un autre géant, Ingmar Bergman, à qui Locarno disait adieu l’an passé. Si les maîtres s’éteignent, l’écran ne reste pas blanc.

A Locarno surtout, où la relève a de la mémoire, à l’instar d’Amos Gitaï. Plusieurs fois hôte de la section «Cinéastes du présent», le réalisateur israélien se voit cette année distingué par le Léopard d’honneur.

Chahine, un ami

Son dernier film, Plus tard tu comprendras, a été projeté juste avant celui de Youssef Chahine, qu’il considérait comme un ami. Car Amos Gitaï confie avoir entretenu un «dialogue par delà les frontières du Moyen-Orient» avec le cinéaste égyptien.

«Lorsqu’il a vu Journal de campagne, il a traversé la salle de projection pour me dire que c’était la première fois qu’il serrait la main à un Israélien et qu’il avait aimé mon film. Par la suite, on a souvent échangé des idées et participé à des projets communs», se souvient-il.

Et de rappeler 11’09”01, un long-métrage collectif où onze cinéastes d’origine différente racontaient chacun à leur façon l’Histoire par le biais de la petite histoire en 11 minutes, 9 secondes et 1 image. Sur le mode onirique pour Chahine et documentaire pour Gitaï, chacun avait démontré sa préoccupation quant à la marche du monde.

Témoin de son temps

«Metteur en scène prolifique, Gitaï est avant tout un esprit libre et citoyen, pour qui le cinéma est d’abord l’expression d’un regard critique sur le monde», renchérit à ce propos Frédéric Maire, directeur artistique du festival de Locarno.

Venu au cinéma par le biais du documentaire, Amos Gitaï est en effet habité par l’intime nécessité du témoignage. Depuis près de quarante ans, il construit une œuvre qui s’efforce de démonter les paradoxes de la région dans laquelle il est né, où l’histoire et la tragédie ont quotidiennement rendez-vous.

Et il n’en a pas manqué un. Tourné pendant la guerre du Liban, Journal de campagne, sorti en 1982, est par exemple resté longtemps banni des écrans en Israël. Les controverses qui l’ont accompagné ont d’ailleurs fait choisir au réalisateur l’exil en France, où il réside en partie aujourd’hui encore.

Sans toutefois jamais lâcher des yeux l’actualité moyen-orientale. L’assassinat de Yitzhak Rabin est ainsi au centre de L’Arène du meurtre (1996). Avec Kippour (2000), il est ensuite revenu sur la guerre entre la Syrie et l’Egypte et Israël, à laquelle il a pris part. Une épreuve qui est pour beaucoup dans son choix de témoigner caméra au poing.

Souvenirs de guerre

Pour lui en effet, «le cinéma est le médium de notre époque parce qu’il permet d’interroger le présent et de lui poser des questions comme l’ont fait les écrivains au siècle passé.»

Ainsi, le récent retrait israélien à Gaza figure lui aussi dans ses annales filmographiques. Présenté l’an dernier à la Mostra de Venise, Désengagement s’est vu refuser un financement public en Israël.

C’est qu’une fois de plus, Amos Gitaï y montre les grillages, les check-points, les frontières qui marquent le territoire et les esprits, ainsi que, surtout, l’impuissance de tous ceux qui sont pris dans ce genre d’événements.

«Il faut avoir un rapport non pas simplement illustratif avec le réel. Il faut que le réel inspire la fiction», estime-t-il. D’où chez lui le recours à l’expérience personnelle – son fils a par exemple participé au retrait de Gaza lors de son service militaire – pour nourrir ses films.

Moshe, Mussa, quête d’identité

Adaptation d’un roman autobiographique signé Jérôme Clément, Plus tard tu comprendras ne fait pas exception à la règle. Amos Gitaï a en effet accepté le projet alors qu’il était lui-même en train de préparer un exposé sur son père, lequel a fui le nazisme.

«Cela correspondait complètement à mon état d’esprit», souligne-t-il. Dans ce film pudique et grave, Victor, interprété par Hippolyte Girardot, se penche sur le destin de ses grands-parents maternels, des juifs français d’origine russe tués dans les camps de concentration.

Face à l’impossibilité d’aborder le sujet avec sa propre mère (Jeanne Moreau, déjà présente au générique du film précédent), il mène seul l’enquête alors qu’en toile de fond se tient le procès de Klaus Barbie que tous deux font semblant d’ignorer.

Confronté au silence, aux traces, aux non-dits et à ses propres carences, Victor mène un combat sans espoir contre le passé qui se dérobe. «Tu ne peux pas refaire l’histoire, ni la défaire», lui dit sa femme, qui tente de le ramener au présent.

Qu’il tourne en France ou dans son pays, Amos Gitaï tente lui partout de comprendre. A travers des personnages tels que celui de Yom Yom – l’un des volets de sa trilogie la plus fameuse – que sa mère appelle Moshe et son père Moussa, il pose et repose la question de l’identité sans en sous-estimer la complexité. Par là, son cinéma fait œuvre de mémoire.

swissinfo, Carole Wälti à Locarno

La 61e édition du Festival international du film de Locarno a lieu jusqu’au 16 août.

Dix-sept films, dont neuf premières mondiales, seront projetés sur l’écran géant de la Piazza Grande.

La compétition internationale compte 17 réalisations provenant de 16 pays.

Le programme propose en outre 12 œuvres en première vision mondiale et cinq en première internationale.

Remis chaque année depuis 1989, le Léopard d’honneur distingue un réalisateur renommé et toujours en activité pour l’ensemble de son œuvre.

Jacques Rivette, Manoel de Oliveira, Jean-Luc Godard, Bernardo Bertolucci, Joe Dante, Daniel Schmid, Ken Loach, Abbas Kiarostami, WimWenders, Alexandre Sokourov font partie des cinéastes distingués.

L’an dernier, le Léopard d’honneur est allé au réalisateur chinois Hou Hsiao-Hsien.

Né à Haïfa en 1950, Amos Gitaï a étudié l’architecture dans son pays et en Californie.

Dès la fin des années 70, il commence à tourner des documentaires pour la télévision israélienne.

En 1982, il choisit de s’exiler en France suite à la polémique suscitée par son Journal de campagne qui porte sur la guerre du Liban.

Amos Gitaï y poursuit son travail et y réalise son premier long-métrage de fiction, Esther, adaptation du récit biblique, en 1986.

En 1993, il s’installe à nouveau en Israël, où il réside aujourd’hui alternativement avec Paris.

Au total, sa filmographie compte une cinquantaine de moyens et longs métrages – souvent articulés en trilogies dont la plus fameuse est Devarim (1995), Yom Yom (1998) et Kadosh (1999) – et de documentaires.

Il y est notamment question d’histoire du Moyen-Orient, de guerre, de territoire, de religion, d’exil, de sentiment d’appartenance.

A Locarno, Amos Gitaï a été plusieurs fois l’hôte de la section «Cinéastes du présent». Il a également été membre du jury officiel en 1992.

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