
L’industrie ukrainienne des drones agricoles entend retrouver sa place dominante

Grâce à la taille importante de ses exploitations agricoles et à l’absence de réglementation, l’Ukraine a pu s’imposer dans le domaine des drones agricoles. Mais les restrictions dues à la guerre ont stoppé net la croissance de ce secteur, qui espère une renaissance une fois les combats terminés.
En 2024, DroneUA, le plus grand importateur et distributeur ukrainien de drones utilisés à des fins agricoles, a enregistré un chiffre d’affaires de 120 millions de dollars pour ses activités dans le pays. Malgré l’invasion russe en 2022, l’entreprise a connu une croissance régulière, mais pas assez rapide pour son fondateur Valerii Iakovenko, qui cherche à se développer à l’étranger.
«À la fin 2021, les drones agricoles ont suscité un vif intérêt en Ukraine et nous prévoyions un triplement ou un quadruplement de la croissance des ventes en 2022. Mais le conflit a éclaté et, en temps de guerre, il n’est pas possible d’utiliser librement l’espace aérien», explique-t-il.

En 2023, il a créé une nouvelle société, Futurology, à Newton, en Pennsylvanie, où il a de la famille. Ses activités américaines ont généré 15 millions de dollars rien qu’en 2024.
«L’agriculture en Ukraine est très difficile en ce moment, mais nous diversifions nos activités en attendant la fin de la guerre pour relancer le secteur», précise-t-il.
L’absence de réglementation en Ukraine — comme l’exigence d’une licence de pilote de drone ou les restrictions sur la pulvérisation de pesticides toxiques à partir de ces engins — a permis au secteur de se développer rapidement. Selon Valerii Iakovenko, à la fin de l’année 2021, environ 1500 drones pulvérisaient des champs dans tout le pays. De nouveaux venus se sont également lancés dans l’aventure.
«J’ai démarré mon activité en 2021 avec deux drones. J’ai pu récupérer mon argent en un mois», explique Mykola Cherniak, PDG de la société de drones agricoles Agronix. «En Ukraine, la loi ne dit pas ce qu’il faut faire, mais seulement ce qu’on ne peut pas faire. Cela nous a permis de tester différents produits chimiques et technologies, et nous disposons désormais d’une grande expérience et de nombreuses données.»
Des défis en temps de guerre
Le secteur a été durement touché par la guerre. Il s’agit notamment de difficultés d’approvisionnement, de la gestion des bombardements d’infrastructures et de pénuries d’électricité.

En 2021, l’entreprise de Mykola Cherniak écoulait environ 500 drones agricoles par an, mais elle n’en vend plus que 100 aujourd’hui. Il ne peut plus acquérir de nouveaux appareils et en est réduit à vendre de vieux stocks ou des modèles d’occasion.
«Nous ne pouvons pas acheter de drones parce que les entreprises ne veulent pas vendre à l’Ukraine. Elles s’inquiètent pour leur réputation et craignent que leurs appareils soient utilisés à des fins militaires», explique-t-il.
Volodymyr Romaniuk, PDG de Bee Agro Aeroservices, se souvient que le début de la guerre a freiné ses activités dans le domaine des drones agricoles au moment même où elles reprenaient. À la fin de l’année 2021, il a vu une opportunité d’étendre ses services au-delà de la pulvérisation des cultures avec la production et la vente, à d’autres entreprises, de stations de mélange. Ces stations dosent les produits agrochimiques et les mélangent avant de remplir le réservoir du drone. Cela rend le processus de remplissage plus sûr et plus efficace.
«En janvier 2022, avant l’invasion, nous avions déjà 10 commandes prépayées. Et nous commencions à nous préparer à augmenter la production. Mais dès le 24 février (le jour où la guerre a débuté), nous avons dû tout stopper et évacuer rapidement nos familles de Kiev vers l’ouest du pays», précise Volodymyr Romaniuk.

Il a finalement pu retourner à Kiev en juin 2022. Cependant, son activité n’a pas encore repris.
«Parmi les facteurs qui péjorent nos activités, les bombardements constants de l’infrastructure énergétique de Kiev posent problème, car ils entraînent des coupures de courant. Cela affecte directement le processus de production», explique-t-il.
Les attaques russes ne sont pas les seules à nuire aux entreprises. Les mesures défensives prises par l’armée ukrainienne contre les drones kamikazes Shahed de conception iranienne en provenance de Russie peuvent également mettre un terme à toutes les activités du secteur. Selon Mykola Cherniak, l’Ukraine déploie des unités de combat radioélectronique (REB). Il s’agit de brouilleurs de communication de guerre électronique, qui empêchent le GPS de fonctionner, ce qui signifie que les drones agricoles ne peuvent pas voler.
Les ressources humaines sont aussi problématiques. Chaque année, Mykola Cherniak doit former de nouveaux pilotes de drones, car toute personne âgée de plus de 25 ans peut être enrôlée pour la défense du pays. En raison de la conscription, son entreprise a été contrainte d’employer et de former trois pilotes d’à peine 18 ans.
«J’ai un doctorat et je suis chargé de cours à l’université. Je ne serai pas enrôlé, mais mes pilotes de drone sont de véritables cadeaux pour l’armée», déclare cet entrepreneur de 32 ans.

Des paysans dans le besoin
Malgré la loi martiale qui restreint l’utilisation de l’espace aérien, les agricultrices et agriculteurs ukrainiens peuvent toujours faire usage de drones pour pulvériser leurs cultures. Mais il leur faut pour cela des permis spéciaux ou des dérogations.
«Il faut du temps et des ressources humaines pour les obtenir et, dans certaines régions, les demandes de dérogation sont ignorées. Les responsables ne comprennent pas à quel point ce service est essentiel pour le monde agricole», explique Valerii Iakovenko.
Certains paysans ukrainiens en difficulté financière ont bénéficié d’une aide de l’étranger. Le projet Agriculture Growing Rural Opportunities (AGRO), financé par l’USAID, leur a permis de continuer à utiliser les services de drones. L’administratrice de l’USAID, Samantha Power, a elle-même rendu visite aux bénéficiaires en 2023, en signe de soutien.
La société suisse Pix4D, spécialisée dans la technologie des drones, aide les personnes exploitant des drones agricoles en Ukraine à se maintenir à flot en leur offrant des licences gratuites pour leur technologie.
«Nous travaillons avec Pix4D depuis au moins sept ou huit ans et sommes leur principal partenaire en Ukraine. Ils ont apporté un soutien considérable aux agriculteurs ukrainiens et aux services d’urgence en fournissant des licences gratuites à tous les acteurs, sur l’ensemble du marché», explique Valerii Iakovenko.
L’entreprise suisse maintient son engagement continu envers le monde agricole ukrainien. «En effet, nous continuons à soutenir l’Ukraine, notamment en offrant des licences gratuites», a assuré Andrey Kleymenov, PDG de Pix4D.
En perte de vitesse, mais pas hors jeu
Les entrepreneurs interrogés par swissinfo.ch demeurent optimistes quant à l’avenir des drones agricoles en Ukraine.
Le pays est toujours plus avancé que le reste de l’Europe en raison des limites imposées par la directive de l’Union européenne sur l’utilisation durable des pesticides. Dans sa forme actuelle, ce règlement interdit toute pulvérisation aérienne de produits phytosanitaires. Des autorisations spéciales peuvent être accordées pour des cas d’utilisation spécifiques, comme la pulvérisation sur des pentes abruptes dans les vignobles, mais elles sont difficiles à obtenir et leur autorisation peuvent prendre du temps.
«Si le cadre adéquat est mis en place, le marché des services de drones en Europe pourrait atteindre d’ici 2030 une valeur de 14,5 milliards d’euros, avec un taux de croissance annuel de 12,3%, et créer 145’000 emplois dans l’UE», a déclaré la Commission européenne dans son communiqué sur la stratégie Drones 2.0 en 2022.
La Suisse a été le premier pays d’Europe à élaborer un cadre réglementaire pour la pulvérisation des cultures par des drones en 2019. Selon une enquête menée par l’institut agricole suisse Agroscope, la surface totale traitée de cette manière dans le pays a atteint un pic de 846 hectares en 2023.
Plus de la moitié des zones concernées (472 hectares) étaient des vignobles. On estime que 11,5% des vignobles suisses, en termes de surface, ont été pulvérisés par des drones en 2023. La plupart de ces traitements étaient des fongicides.
Parmi les autres usages de ces appareils, on peut citer la pulvérisation d’anti-limaces sur les grandes cultures telles que la betterave à sucre, le tournesol, la pomme de terre ou le colza (185 hectares), ainsi que le désherbage avec des herbicides dans les prairies (80 hectares). Les drones ont également été utilisés pour lâcher des guêpes parasites (Trichogramma evanescens) sur 36 hectares de champs de maïs afin de lutter contre la propagation des papillons de nuit.
Si la vision de la Commission européenne pour 2030, favorable aux drones, devient réalité, les entreprises ukrainiennes pourraient trouver un marché prêt à accueillir leur expertise et leur expérience. Certaines, comme celle de Volodymyr Romaniuk, ont déjà pris pied sur le continent.
«Malgré les menaces et les risques, à partir de la mi-2022, nous avons réussi à pénétrer les marchés européens avec nos propres produits. Actuellement, nous avons des partenaires ou nous vendons directement au client final dans des pays comme la Moldavie, la Roumanie, la Grèce, la Bulgarie, la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie, la Suède, la République tchèque, l’Espagne et le Royaume-Uni», explique-t-il.
En outre, l’Ukraine est une superpuissance en matière de drones militaires. L’année dernière, les fabricants ukrainiens ont produit 2,2 millions de drones FPV (vue à la première personne) et l’objectif pour 2025 est d’augmenter à 4,5 millions. Une partie de cette montée en puissance profitera inévitablement au secteur des drones agricoles lorsque le conflit s’achèvera. Mykola Cherniak espère que des entreprises comme la sienne seront en mesure de tirer parti de cette opportunité unique.
«Je pense qu’environ 5% du million d’hommes que compte l’armée ukrainienne peuvent devenir des pilotes de drones agricoles. J’aurai toutes les cartes en main une fois la guerre terminée, car je dispose de toutes les connaissances et de l’infrastructure nécessaires», affirme-t-il.
Texte relu et vérifié par Virginie Mangin/dos, traduit de l’anglais par Lucie Donzé/ptur

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