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La guerre des femmes ukrainiennes

Reflet de femmes ukrainiennes dans un bus
Keystone / Olivier Hoslet

Elles portent le poids de la guerre et défendent leur pays. Trois Ukrainiennes qui vivent à Genève témoignent.

Le voyage de Kiev à Genève nécessite le passage de sept contrôles de police et la traversée de trois zones dangereuses. Tatiana l’a réalisé en moins de 48 heures. «250 euros, et j’étais en Suisse», déclare la grande femme blonde de 55 ans avec un sourire. Un sourire qui cache une terrible souffrance.

Donetsk en décembre: une attaque russe a détruit des transformateurs ukrainiens. Copyright 2022 The Associated Press. All Rights Reserved

C’est déjà la deuxième fois que Tatiana doit fuir sa patrie. En 2009, elle a quitté sa région natale du Donbass pour Kiev. Elle y a travaillé comme enseignante de langue et de littérature russes. Après l’éclatement de la guerre, elle est partie.

Elle vit désormais en Suisse. L’Ukrainienne cite des auteurs russes classiques. Cela peut étonner les Occidentaux et choquer les Ukrainiennes et Ukrainiens: Tatiana aime parler russe. Cela lui a valu d’être qualifiée de traîtresse à la patrie par une compatriote à Genève. Froidement.

«Mon opinion sur la guerre n’est pas celle que les Occidentaux ont l’habitude d’entendre», relève-t-elle. «Poutine et sa clique ne sont pas les seuls coupables de cette guerre», lance-t-elle. Tatiana en veut également aux dirigeants ukrainiens, au président Zelenski et à ses prédécesseurs – Porochenko et Ianoukovitch. «Mais jamais je ne demanderais à un autre État de nous aider et de s’ingérer dans nos affaires intérieures.»

De nombreux Russes, dit-elle, ne soutiennent pas la guerre. «C’est pourquoi je ne couperai pas mes liens avec la culture russe.» Laquelle lui apporte sécurité et chaleur.

En Suisse, Tatiana a obtenu ce qu’on appelle le statut de protection S, qui lui donne droit à un logement, à une aide financière et à des soins médicaux. Elle peut également utiliser gratuitement les transports publics et apprendre le français. Elle a fait de nouvelles connaissances et a même pu se faire des amis. Elle considère la Suisse comme un pays au cœur chaleureux.

Entre guerre et harcèlement

Son fils a quitté le Donbass pour Kiev en 2014. «S’il avait reçu ne serait-ce qu’un pour cent de ce que j’ai ici», soupire Tatjana, qui agite ses mains devant ses yeux comme un éventail, tentant de sécher ses larmes. Lorsque sa famille est arrivée à Kiev, elle a été insultée parce qu’elle parlait russe. Son fils a certes pu louer un appartement, mais a été harcelé et n’a jamais pu trouver de travail. Partout, on lui a tourné le dos.

Les gens voyaient en lui un séparatiste du Donbass. Il est alors retourné dans l’est de l’Ukraine. Ce ne sont pas les soldats russes qui l’ont tué, mais les Ukrainiens, en mars 2022. Dans l’église orthodoxe russe de la vieille ville de Genève, Tatiana allume une bougie pour son âme.

Tatjana est partie pour ne pas perdre la raison. Elle a rejoint la Suisse, parce qu’elle y a des amis. «Les premières semaines, je suis restée au lit pendant des jours», dit-elle. Impossible de boire, de manger, de parler.

Le mari de Tatiana est, lui, resté à Kiev. Il ne peut pas quitter le pays, la guerre ayant besoin des hommes. Sa fille est également en Ukraine: elle travaille à Kiev dans un hôpital militaire. Lorsqu’ils ont l’électricité et Internet, les trois membres de la famille se rencontrent par visioconférence, ce qui les réchauffe un peu, le temps d’un instant.

La guerre en coulisses 

Quasiment en même temps que Tatiana, deux autres jeunes femmes ukrainiennes sont arrivées à Genève pour une courte visite: Olena Halushka, 32 ans, qui vit actuellement à Varsovie, et Viktoria Voytsitska, 48 ans, de Kiev. Olena Halushka, ancienne journaliste, a quitté l’Ukraine dès les premiers jours de la guerre pour mettre en sécurité son enfant de deux ans. Viktoria Voytsitska est une ancienne parlementaire ukrainienne. Durant son mandat, elle a été présidente de la Commission de la politique énergétique et nucléaire.

Viktoria Voytsitska. / Annachubai

Toutes les deux travaillent aujourd’hui pour le Centre international pour la victoire ukrainienne. Elles se sont rencontrées non loin de l’Office des Nations Unies à Genève.

Elles sont venues rencontrer des décideuses et décideurs suisses, des membres du gouvernement et des parlementaires. Pour discuter de la protection des infrastructures énergétiques de l’Ukraine et organiser un soutien en matière de défense aérienne.

«La Suisse doit reconsidérer sa position»

«La Suisse doit autoriser l’Allemagne à fournir des munitions pour les chars de type Guépard», tonne Olena Halushka. «Nous allons essayer de convaincre les politiciennes et politiciens suisses de reconsidérer la position du pays», poursuit-elle. Elle estime que les armes en question sont destinées à protéger la population civile du terrorisme russe.

La Russie continue de bombarder les infrastructures stratégiques ukrainiennes. Odessa, Lviv, Mykolaïv, Vinnytsia, Tchernihiv: toutes les régions sont dans le collimateur. Et les systèmes de défense aérienne déployés jusqu’ici ne suffisent pas. Des régions entières sont sans chauffage ni électricité, certaines personnes sont sans abri. Des gens meurent.

Certaines écoles ukrainiennes disposent de groupes électrogènes et d’abris antiaériens, mais la plupart n’ont pas les moyens de les acheter. L’établissement semi-privé où étudie la fille de Viktoria Voytsitska a pu acquérir un groupe électrogène, pour 10 000 euros. Les parents ont participé à l’achat.

En Ukraine, le crépuscule tombe à 16h30. À 17h, il fait nuit. Dans de nombreuses villes, il n’y a ni chauffage ni électricité. Beaucoup d’écoles sont passées à l’enseignement à distance. Or, sans électricité et durant les bombardements, il est impossible de suivre les cours.

Olena Halushka / Annachubai

L’Ukraine a besoin de transformateurs électriques, affirme Viktoria Voytsitska. Selon elle, plusieurs grandes entreprises comme Hitachi et General Electric produisent leurs produits en Suisse et pourraient aider. Mais, même si Kiev paie les livraisons, ce n’est pas facile. Le carnet de commandes des fabricants est bien rempli. «Ceux-ci disent ne pas pouvoir accepter d’ordres extraordinaires, car ils doivent honorer leurs engagements envers d’autres clients», relate-t-elle.

L’Ukraine serait même prête à acheter des transformateurs d’occasion ou même hors d’usage. «Nous avons déjà prévu une livraison de deux transformateurs de 750 kVA», indique-t-elle. Il s’agit de deux très grosses machines livrées par un pays balte. Lequel exactement, elle ne veut pas le dévoiler.

Les deux femmes sillonnent l’Europe pour défendre leur cause. Ont-elles rencontré des Russes qui voulaient aider l’Ukraine? La réponse est claire: non. Olena Halushka a coupé les ponts avec ses connaissances russes dès 2014. «Même les cercles libéraux pensent sérieusement que la Russie s’est emparée de la Crimée de manière légitime», dit-elle d’un air sombre.

Le scandale de la chaîne de télévision Dojd

Mais beaucoup de Russes considèrent le rattachement de la Crimée comme une annexion et souhaitent que l’Ukraine gagne la guerre actuelle, non? «La société russe soutient cette guerre», répond Olena Halushka. «Il suffit de voir le scandale de la chaîne de télévision Dojd.»

En décembre 2022, un journaliste de la chaîne indépendante en exil, critique à l’égard du Kremlin, a appelé à «fournir du matériel aux Russes qui sont sur le front». L’homme a perdu son emploi le jour même. La chaîne a également perdu sa licence en Lettonie, d’où elle travaillait. La rédaction a dû présenter des excuses.

Dojd a poursuivi son activité sur Youtube. Lors de l’émission du Nouvel An du 31 décembre dernier, la chaîne a récolté 120 000 euros de dons pour l’achat de groupes électrogènes en faveur de l’Ukraine. De la lumière et de la chaleur pour les familles d’un pays ravagé par la guerre.

Adapté de l’allemand par Zélie Schaller

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