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«Le Proche-Orient fait partie de mon univers sensoriel»

Anne-Sophie Subilia
Anne-Sophie Subilia: «Regarder le monde à travers une fenêtre ne me suffit pas». Editions Zoé

Prix suisse de littérature 2023, en lice l’an dernier pour le Femina et le Médicis, «L’Epouse» de la Lausannoise Anne-Sophie Subilia se passe à Gaza en 1974. Rencontre avec l’auteure, qui réussit le tour de force de nous plonger de manière totalement crédible dans ce territoire où elle n’a jamais vécu.

«Juste avant notre entretien, j’ai éprouvé le besoin de sentir l’air frais et le soleil frôler mon corps, je suis donc sortie. Regarder le monde à travers une fenêtre ne me suffit pas», confie Anne-Sophie Subilia.

Le ciel, la terre, l’eau. L’écrivaine lausannoise, 40 ans, avoue être attachée viscéralement à ces trois éléments, constitutifs de sa personnalité, mais aussi de ses textes, ajoutera-t-on. Dans «Jours d’agrumes» (L’Aire, 2013) s’épanouit déjà sa sensibilité olfactive et gustative. Ce premier roman est suivi trois ans plus tard de «Parti voir les bêtes» (Zoé, 2016). Deux ouvrages qui battent le rythme d’une vie fleurant bon les produits de la terre: un marché de fruits et de légumes à Montréal, une contrée campagnarde et son souffle de liberté, quelque part au pied des Alpes.

Montréal et l’Arctique

«Jours d’agrumes» est le fruit d’un séjour de deux ans à Montréal (entre 2009 et 2011), où Anne-Sophie Subilia décide de mettre l’écriture au centre de sa vie. Jusque-là, elle avait un peu tâtonné, cherchant sa voie entre l’Allemagne et la France: un petit boulot de journaliste à Berlin et à Strasbourg.

Malgré une vie urbaine bétonnée, Montréal lui fait découvrir la «géopoétique», un concept littéraire et artistique que l’écrivaine explore au sein d’un atelier québécois. Objectif: rétablir et enrichir le lien rompu entre les humains et leur environnement – la terre au sens large.

La pensée s’étoffe et des perspectives s’ouvrent: Anne-Sophie Subilia décroche, à son retour en Suisse, une résidence d’écriture à bord d’un voilier. Un voilier? lui demande-t-on avec étonnement. «Oui, oui, un voilier répond-elle dans un sourire. Le bateau appartient à MaréMotrice, une association fribourgeoise qui engage chaque année, en juillet et août, quatre artistes et/ou auteur-trice-s pour un cabotage au Groenland».

Une aventure des extrêmes? «Non, pas pour moi en tout cas, je ne me suis pas sentie en danger durant ce voyage, répond la romancière. J’en ai au contraire profité pour me pencher sur des thèmes qui me tenaient à cœur: la solitude, l’incompréhension, les rapports de force entre les artistes et l’équipage, entre nous-mêmes et la nature». Rudesse d’un territoire polaire encore vierge, et rudesse des relations humaines. Au cours de ce périple, Anne-Sophie Subilia a tenu un carnet de bord, transformé par la suite en fiction parue sous la forme d’un roman: «Neiges intérieures» (Zoé, 2020).

Travail dur et beach-club

De la géopoétique à la géopolitique, il n’y a qu’un pas, franchi hardiment quand Anne-Sophie Subilia décide d’écrire «L’Epouse» (publié en 2022 chez Zoé), son roman le plus mûr et le plus abouti à notre sens. Le livre fut en lice l’automne dernier pour deux grands prix littéraires parisiens: le Femina et le Médicis. Reconnaissance largement méritée pour cette fiction délicatement imaginée, alors qu’elle s’appuie sur une réalité difficile et douloureuse: la vie à Gaza, au cœur des Territoires palestiniens occupés. Nous sommes en 1974, soit une année après la guerre du Kippour gagnée par Israël.

Frustrations enflammées des pays et populations arabes face à cette débâcle humiliante. C’est donc dans un contexte sociopolitique très tendu que prend corps le roman. Sang-froid néanmoins d’Anne-Sophie Subilia, ici très bonne romancière, aussi lucide que sensible, qui jamais ne juge ou condamne. Elle observe et raconte.

A Gaza débarquent donc en 1974 Vivian, 30 ans, délégué suisse du CICR (Comité international de la Croix-Rouge), et sa femme, Piper, d’origine anglaise. Les deux emménagent dans une maison à deux pas de la mer. La plage et le beach-club leur offrent des moments de détente. Vivian est souvent exténué par son rude travail d’humanitaire, et Piper est confrontée à l’hostilité de son entourage, qu’elle finira par captiver grâce à une volonté et à une énergie d’héroïne. C’est elle «L’Epouse» du titre. Et c’est elle qui donne au récit sa tonalité à la fois désespérée et vaillante.

Un Proche-Orient brûlant

Grâce à la curiosité de Piper et aux déplacements professionnels de son mari, on découvre cette région toujours brûlante du Proche-Orient (Palestine, Israël, Egypte…), décrite avec une connaissance étonnante des lieux et de leurs habitants. Etonnante, car Anne-Sophie Subilia n’y a jamais vécu.

«J’ai travaillé à partir de recherches sur Internet, de cartes géographiques et d’innombrables photos dont certaines ont été mises à ma disposition par mes parents. Mon père, lui même délégué du CICR, était en mission à Gaza en 1974, ma mère l’a accompagné», raconte-t-elle. Plus tard, l’écrivaine posera à ses parents un tas de questions sur ce sujet. Les réponses recueillies, ainsi que la documentation qu’elle avait sous la main lui ont permis de constituer son récit.

«J’ai malaxé les données, sans jamais mélanger la vie de mes parents et celle de Vivian et Piper. L’histoire que je raconte n’est pas celle de ma propre famille; il n’empêche… cette région du Proche-Orient fait partie de mon univers sensoriel. Je suis incapable de placer l’action d’un roman au Japon, par exemple, qui n’agit pas sur ma sensibilité», précise-t-elle.

Le CICR, source d’espoir

A quoi sert le CICR dans une région où les conflits et les rancœurs ne s’apaisent jamais? La question hante le lecteur, même si Anne-Sophie Subilia avoue n’avoir jamais voulu la formuler directement dans son livre. Elle confie: «Je n’ai pas vu mon père à l’œuvre à Gaza, pour la simple raison que je n’étais pas encore née. Je sais en revanche que le CICR agit comme un garde-fou: sans la présence de ses délégués, le désespoir des populations locales serait beaucoup plus profond. Certes, il y a parfois des doutes qui assaillent les humanitaires, mais il y a aussi la volonté de ne pas fléchir, c’est ce que je montre».

Le choix du sujet et la qualité de l’écriture ont séduit l’OFC (Office fédéral de la culture) qui attribue à Anne-Sophie Subilia un Prix suisse de littérature 2023. Réaction de la lauréate: «Je suis soufflée, tout cela est très nouveau pour moi, je découvre à peine cette dimension publique du succès!». «L’Epouse» sera traduit en géorgien et en italien, nous confirme l’éditeur genevois Zoé, qui négocie actuellement un autre contrat de traduction. Mais la maison ne donne pas de plus amples informations à ce sujet.

Dotés chacun de 40’000 francs, ils seront remis par l’Office fédéral de la culture (OFC) le 19 mai prochain, dans le cadre des Journées littéraires de Soleure.

L’écrivaine grisonne Leta Semadeni reçoit le Grand prix suisse de littérature pour l’ensemble de son œuvre

Le Prix spécial de médiation va au projet «Roman d’école» qui consiste à offrir un accompagnement à des jeunes gens pour écrire un roman.

Sept autres écrivaines et écrivains, issu.e.s des trois régions linguistiques, reçoivent un prix pour un ouvrage paru au cours de l’année 2022: Prisca Agustoni, Jachen Andry, Fanny Dezarsens, Eugène, Lioba Happel, Lika Nüssli et Anne-Sophie Subilia.

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