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Lutte anti-mafia: la «défense passive» qui fait encore défaut à la Suisse

operaio cammina in una galleria ferroviaria
Une société impliquée dans la construction du tunnel ferroviaire Lausanne-Echallens-Bercher dans le canton de Vaud est sous l'influence de la mafia en Italie. © Keystone / Laurent Gillieron

Entre la révision du Code pénal et la mise en œuvre de mesures administratives ciblées, la pression judiciaire et policière sur les mafias s'accroît en Suisse. Cependant, il manque une base de données policière commune et d'autres mesures de surveillance qui permettraient de lutter contre l'infiltration de la mafia dans les secteurs économiques les plus attractifs.

Journaliste indépendante vivant entre la Suisse et l’Italie, Madeleine Rossi couvre depuis des années le crime organisé italien.

Elle a publié en 2019 un rapport sur la présence des mafias italiennes en Suisse et en 2021 le livre «La mafia en Suisse – Au cœur du crime organisé».

La Suisse plaît à la mafia, on ne le répétera jamais assez, mais pourquoi au juste? Le procureur milanais Pasquale Addesso y a répondu très simplement en novembre 2021, au lendemain de la double opération «Nuova Narcos Europea – Cavalli di razza»: «La Suisse est un territoire très important. Certains personnages liés à la ‘ndrangheta ont transféré leurs activités en Suisse, où le système [répressif] est moins sévère.»

Moins sévère, le mot est faible, et les mafieux le savent bien, malgré la révision en cours du code pénal qui prévoit un durcissement de la peine maximale prévue pour appartenance à une organisation mafieuse. Celle-ci devrait passer de cinq à dix ans d’emprisonnement.

Une punition néanmoins négligeable dans ce monde-là, où la notion de prison voire de mort fait partie du contrat. «La taule, j’ai donné… je me suis fait six ans de taule… bon, d’accord, c’est vrai que six ans, c’est pas grand-chose», a par exemple déclaré Michelangelo Larosa, l’un des huit mafieux arrêtés dans le cadre de l’opération «Cavalli di razza» menée en Lombardie l’an dernier. Michelangelo Larosa est domicilié à Zurich et titulaire d’un permis de séjour (B) en Suisse.  

Mesures préventives

L’idée selon laquelle la mafia est un phénomène amusant ou fascinant est vite démontée lorsque l’on s’arrête sur le parcours criminel des affiliés arrêtés en Suisse, quasiment tous membres de la ‘ndrangheta et souvent bien placés dans la hiérarchie de l’organisation. L’effet collatéral de cette idée reçue est que l’opinion publique suisse n’a aucune idée des souffrances et des dégâts – sociaux, économiques, individuels – que causent les mafias sur leurs territoires d’origine.

Toutes les opérations ayant un lien avec la Suisse montrent l’ampleur et la capillarité des réseaux mafieux, et il faut s’arrêter ici sur un élément essentiel, les liens de parenté, sorte de ius sanguinis criminel qui détermine le «droit» d’appartenir à l’organisation. Aucun mafieux ne passe la frontière – légalement ou illégalement – sans bénéficier en amont de l’aide d’un parent ou d’un réseau déjà bien implanté.

La chose se vérifie systématiquement et ce n’est donc pas un hasard si la Police fédérale (Fedpol) s’appuie sur des mesures administratives préventives permettant d’interdire d’entrée ou d’expulser des personnages potentiellement dangereux: depuis 2018, une vingtaine d’individus en lien avec une organisation criminelle, dont une bonne partie condamnée en Italie pour appartenance à la mafia, ont ainsi été éloignés du territoire.

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Base de données nationale manquante

Efficacité d’un côté, mais curieuse lacune de l’autre: l’absence d’une base de données nationale à laquelle tout policier pourrait avoir accès lors d’un contrôle ou dans son travail d’enquête. Le problème aurait pu passer quasiment inaperçu si le Parti libéral-radical (PLR / droite) tessinois n’avait pas relayé récemment le «cri d’alarme» lancé dans la revue «Police», organe officiel de communication de la Fédération suisse des fonctionnaires de police (FSFP).

Interviewé dans le numéro de mars 2022 de cette revue, le responsable du réseau national de lutte contre la cybercriminalité (NEDIK), Günal Rütsche, affirme: «Le constat est juste, une base de données commune n’existe pas. Nous devons faire des demandes à la Confédération et aux 26 cantons séparément si nous voulons échanger des informations, ce qui est totalement obsolète».

Il existerait déjà des solutions techniques pour un échange de données automatisé, mais les bases légales font défaut. Celles-ci existent par exemple en Suisse romande, où l’échange d’informations est réglé depuis plusieurs années par un concordat. En Suisse alémanique, quelques cantons se sont également organisés en concordats, par exemple le Polizeikonkordat Nordwestschweiz (PKNW – concordat de police de la Suisse du Nord-Ouest).

Le modèle italien

Reste que nous sommes bien loin des bases de données existant en Italie, notamment le SDI (pour Sistema di Indagine, «système d’enquête») qui permet à tout enquêteur autorisé à exploiter les données du SDI de reconstruire le parcours judiciaire d’une personne qui apparaît dans son viseur, du banal contrôle de police aux délits pénaux et administratifs.

Hormis les polémiques sur le droit à l’oubli, la protection des données et le «caviardage» des informations après 20 ans, le SDI est un outil indispensable pour assurer la continuité des enquêtes et, s’agissant de la criminalité organisée, de s’y retrouver dans la chaîne de contamination mafieuse. D’autres mesures, administratives celles-ci, permettent de tenir à l’œil certaines catégories d’entreprises exposées au risque d’infiltrations mafieuses (transport, gardiennage, gestion des déchets et des matériaux inertes, métiers du gros œuvre, etc.).

Ces dernières ont l’obligation de s’inscrire sur la «liste blanche» de leur préfecture de référence si elles veulent exercer leur activité sans devoir fournir ponctuellement des «informations antimafia». Deux autres instruments préventifs encadrent la participation aux appels d’offres: le «certificat antimafia», délivré par les préfectures et d’une validité de six mois, et son exact contraire, l’«interdiction antimafia», une décision qui équivaut à une exclusion des marchés publics pendant 12 mois.

Des certificats qui ne sont pas une garantie

Les certificats antimafia ne sont pas une garantie à toute épreuve, et certaines entreprises coupables d’avoir pactisé avec la mafia ont déjà mis plus qu’un pied en Suisse. Ainsi, le groupe romain Condotte SpA, spécialisé dans les travaux publics, s’est vu retirer son certificat en 2008 pour une affaire de sous-traitance – sous supervision de la ‘ndrangheta – sur le chantier de l’autoroute Salerne-Reggio Calabria.

Problème, Condotte SpA était alors membre du consortium italo-suisse Condotte-Cossi et adjudicataire de l’appel d’offres du lot de gros œuvre du tunnel ferroviaire de base du Ceneri. Quelque temps plus tard, après l’écroulement d’un tunnel sur cette même autoroute, cinq dirigeants locaux de Condotte ont été arrêtés pour association mafieuse. Le groupe a aussi vu l’arrestation en 2018 de son président, Duccio Astaldi, accusé d’avoir accepté des pots-de-vin dans le cadre de la construction de l’autoroute Syracuse-Gela, en Sicile. La présomption d’innocence prévaut.

Une autre entreprise romaine et membre du consortium Mons Ceneris, qui avait remporté l’appel d’offres pour le lot «voie de roulement et logistique» du tunnel de base du Ceneri, a été prise dans la tourmente judiciaire en février 2022. Alessandro et Edoardo Rossi, respectivement directeur et président de la Generali Costruzioni Ferroviarie (GCF), ont été placés sous enquête par le parquet antimafia de Milan, très intéressé par la mainmise de la ‘ndrangheta sur les chantiers de maintenance du réseau ferré italien.

Dans ce cas précis, Edoardo Rossi, membre du conseil d’administration de la succursale suisse de la GCF à Bellinzona, est accusé d’avoir «participé à une association de malfaiteurs active entre Varèse et Milan» et d’entretenir «des liens solides et durables avec la ‘ndrangheta». Interrogé par la radio de service public italophone RSILien externe, l’avocat suisse de GCF, Emanuele Stauffer, a rejeté les accusations et précisé que le juge italien en charge des enquêtes préliminaires a refusé de prendre des mesures préventives à l’encontre des frères Rossi, jugeant les preuves acquises insuffisantes. 

La GCF est par ailleurs visée par plusieurs syndicats – en Suisse et au Danemark notamment – pour des faits de dumping salarial et de divers manquements à la sécurité des ouvriers. L’entreprise a failli échouer dans l’appel d’offres pour le percement du tunnel du train régional Lausanne-Échallens-Bercher (LEB) en raison de ces accusations, mais ce chantier «portera la marque de GCF», comme l’annonce son site Internet.

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