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Depuis peu sous la Coupole fédérale et déjà sous la pression des lobbies

Lobbyist in der Wandelhalle des Nationalrats
Influence sur le Palais fédéral suisse à Berne: un lobbyiste au téléphone dans le hall du Conseil national. © Keystone / Peter Klaunzer

La nouvelle législature a permis à 54 nouveaux parlementaires d’entrer en fonction à Berne. Forgées à la politique, ces personnalités ont su tirer profit de leur campagne. Quelle réaction attendre de leur part face aux lobbies?

Le politicien écologiste suisse Felix Wettstein, spécialisé dans la finance, a un dada. Depuis quatre ans qu’il siège au Conseil national, la chambre du peuple du parlement suisse, il observe le lobbying à l’œuvre dans les arcanes à Berne. Et il décrit sur son blog à quel point les lobbies le flattent quotidiennement lui aussi.

Son projet, qui a vu le jour après son élection en 2019, partait alors du constat qu’à peine élu on lui avait déjà fait la cour. Il avait pu dénombrer en deux mois à peine pas moins de 229 tentatives d’approche de différents groupes d’intérêt.

Forte pression

Aujourd’hui, l’élu écologiste considère que le lobbying fait partie du système. «Je n’ai rien contre pour autant bien sûr qu’il soit rendu public. Il ne faut pas se bercer de l’illusion que nous nous formons une opinion sans influence extérieure», dit-il.  

Felix Wettstein im Nationalrat
L’élu écologiste Felix Wettstein. © Keystone / Alessandro Della Valle

Felix Wettstein se bat aussi contre les clichés attachés au lobbyisme. Autrement dit des réunions conspiratrices dans des arrière-salles, des personnages opaques imposant leur agenda à des parlementaires qu’on arrose de faveurs en tout genre. «Ces images ne correspondent pas vraiment à la réalité», analyse l’élu soleurois.

Mais la pression que ces lobbies exercent sur les parlementaires à Berne est élevée, le secteur de la santé se taillant la part du lion en termes d’activités et d’influence. C’est un marché gigantesque estimé à 80 milliards de francs, réglementé par la politique et financé en grande partie par l’assurance maladie obligatoire et la main publique. Mais c’est au parlement que tout se joue.

Secteur financier très présent  

Car c’est là, dans le saint des saints, que l’ensemble des acteurs se côtoient. L’industrie pharmaceutique, les caisses-maladie, les hôpitaux, les associations de médecins et de soignants, sans compter les cantons. Tous se battent pour être du bon côté de la médaille. Tous sont au bénéfice de départements d’affaires puissamment organisés.

Outre le secteur de la santé, le marché financier, un secteur recouvrant les banques et les assurances, est aussi très actif en termes de lobbying. Ce marché, qui est estimé pour sa part à 70 milliards de dollars (60 milliards de francs), est soumis à des réglementations strictes sur lesquelles une influence peut être exercée.

Les associations faîtières dans l’économie pèsent également de tout leur poids sur le secteur financier. Mais les branches du tourisme, de la construction, les syndicats et les associations environnementales sont aussi très présents à Berne.

Tentatives d’approche massives

Pour les nouveaux parlementaires, tout commence dès le premier jour par des courriels de félicitations. Mais ce n’est que le début du travail d’approche.

Si le feu est au vert, une pression plus forte peut alors s’opérer. Une lettre manuscrite est envoyée par la poste, puis un cadeau par le même biais suivi d’un appel téléphonique. En fin d’année, cela ressemble même à une avalanche. Les vœux de Noël sont suivis de vœux plus personnalisés pour l’année qui vient.  

Nina Fehr-Duesel sitzt im Nationalrat.
Nina Fehr-Düsel, nouvellement élue au Parlement pour l’UDC. © Keystone / Alessandro Della Valle

«Un afflux démentiel», tonne Nina Fehr-Düsel qui, fraîchement élue sous les couleurs de l’UDC (droite conservatrice), premier parti en nombre de députés à Berne, souhaite démarrer en demeurant libre de toute influence extérieure.

«Pour moi, l’indépendance est importante mais elle n’exclut pas la possibilité d’accepter un jour une fonction ou d’adhérer à une cause», relève-t-elle. Mais ce qui déterminera son choix sera lié à des affinités personnelles ou thèmes. Il est publiquement admis que Nina Fehr-Düsel est l’une des rares conseillères nationales à encore être indépendante, donc non liée à des groupes d’intérêt.

Concrètement, les 246 parlementaires doivent faire preuve d’une certaine transparence. Dès leur arrivée, on leur demande pour quelles organisations ces personnes oeuvrent, desquelles sont-elles membres ou pour qui elles cotisent?

Au Conseil national, les dernières listes qui compilent ces liens et données sont révélatrices. La grande majorité de que l’on appelle en Suisse les représentantes et représentants du peuple ont une douzaine de mandats à leur actif, une majorité non rémunérés. Mais une poignée est liée à plus de 25 organisations diverses.

Le conseiller national libéral-radical lucernois Peter Schilliger figure en tête de ces collectionneurs de mandats. Son sur site, son slogan lors de la dernière campagne pour les élections fédérales d’octobre était: «Pour vous au Conseil national». Selon la liste précitée, il détiendrait 27 mandats, dont 21 rémunérés. 

Lobbyisten im Schweizer Parlament
Lobbyistes et invités dans la salle des pas perdus du Parlement suisse. Keystone / Peter Klaunzer

Mais cette liste est-elle vraiment utile? L’organisation anti-corruption Transparency International critique le fait que les flux financiers propres à ces mandats restent dans l’ombre et ne reposent en fait que sur de l’auto-déclaration.

Pour Transparency, les règles en matière de lobbying dans le cadre de la politique suisse sont «rudimentaires». Sous l’égide du Conseil de l’Europe, l’organe qui essaie d’améliorer la capacité des Etats à lutter contre la corruption, le GRECO, dont la Suisse est membre, demande ainsi régulièrement que les parlementaires suisses déclarent enfin combien ils gagnent en revenus annexes.

Un autre indice permet de savoir quel poids réel pèse le lobbying à Berne. On l’entrevoit en se penchant sur une autre liste du Conseil national, laquelle enregistre tous les passe-droits qui donnent accès au Palais fédéral. Chaque parlementaire a le droit d’attribuer ces sésames à deux personnes choisies.  

Ceux-ci sont a priori destinés d’abord aux collaboratrices et collaborateurs ou à des personnes de confiance. Or l’accès limité aux salles de décision échoit souvent aux lobbyistes. Voilà pourquoi l’ONG déplore un manque de transparence car il devient alors difficile de savoir quels intérêts sont en jeu. 

Lobbyistes aux portes du Palais

Les nouveaux parlementaires peuvent d’ailleurs noter très vite à quel point ces accréditations sont convoitées. Avant même que ne débute sa première session, le conseiller national socialiste lucernois nouvellement élu, Hasan Candan, a fait état de cinq à six demandes avant qu’il les ait attribuées. «Cela dépendra de la commission dans laquelle je vais me retrouver», explique-t-il à swissinfo.ch. Aujourd’hui, il est l’un des rares à Berne à n’entretenir aucun lien particulier.

Hasan Candan diskutiert
Hasan Candan, nouveau député socialiste. © Keystone / Alessandro Della Valle

Il veut surtout faire en sorte que ces badges lui servent dans son travail sur des thèmes spécifiques. En échangeant ces derniers, il attend un soutien pour des dossiers complexes et plus d’informations. «Le savoir, c’est l’influence», dit-il.

De parlementaire à lobbyiste

Autant dire que pour les 54 nouveaux parlementaires siégeant à Berne, le chemin pour devenir des influenceuses ou influenceurs est tout tracé. On se spécialise. Des affinités se créent. Et on parachève le travail sur un thème.

Lorsqu’un dossier parvient au parlement dans un domaine dans lequel ces parlementaires sont liés à des lobbies, leurs réseaux sont assurément déjà en place. Quitte à œuvrer alors avec des adversaires politiques pour trouver des majorités tout en soignant dans le même temps leurs propres intérêts.  

C’est ce qu’on appelle le lobbying à l’état pur. «Qui sont les lobbyistes les plus puissants? Les parlementaires», avait-on pu lire sur swissinfo.ch il y a quelques années. Le député Felix Wettstein, qui scrute les lobbies, abonde dans ce sens.

«Certains remplissent un mandat de lobbyiste, c’est certain. Et nous sommes beaucoup à le faire. C’est normal pourvu qu’on soit transparent», nuance l’élu.  

Mais un problème demeure. Ces parlementaires – et accessoirement lobbyistes – se réunissent en amont des débats dans des commissions influentes. Et portent par conséquent deux casquettes. Celle d’élus du peuple et celle des mandants.

Système de milice

Pour nombre d’observateurs, c’est le prix à payer d’un parlement de milice comme en Suisse. D’autres y voient un système vénal, ou du moins dérangeant. Le travail au sein des commissions est important, digne d’une opération à cœur ouvert de la démocratie, et toute influence peut être perçue assez contaminante.

En 2019, le sénateur valaisan Beat Rieder, qui représentait le parti du Centre à la Chambre haute du parlement (Conseil des États), avait exigé que quiconque siège dans une commission n’ait plus le droit d’accepter de mandats rémunérés. Du moins en provenance d’organisations concernées par lesdites commissions.  

Une grande partie du parlement avait accueilli cette proposition favorablement. Car dès leur arrivée au sein de ces commissions, il est vrai que les membres de celles-ci décrochent assez rapidement des mandats dans des conseils d’administration de compagnies d’assurance, de caisses maladie ou de banques.

«Si l’on observe les sommes payées, il est vrai que l’on entre dans la zone grise de la corruption», avait fait remarquer un député aux Etats PLR (libéral-radical) lors des débats sur la proposition Rieder. Celle-ci avait échoué en 2022. De quoi remettre en question, selon l’élu valaisan, la liberté d’un parlement de milice.  

Deux casquettes

À la fin de la dernière législature, 90 des 246 députés à Berne étaient par exemple au service d’acteurs du secteur de la santé. Rebelote aujourd’hui?

«On choisira ces jours les membres la commission de la santé. Et d’ici quelques mois, une grande partie de la députation bourgeoise siégera au conseil d’administration d’une caisse-maladie», prédit déjà la députée de gauche de Bâle-Campagne Samira Marti, co-présidente du groupe socialiste aux Chambres fédérales. Elle est la seule à l’entame de sa deuxième législature (quatre ans) à continuer à déclarer n’avoir aucune accointance ou lien particulier. «Mon réseau est assez fort et j’ai décidé d’ouvrir la porte à toutes et tous», argumente-t-elle.  

Samira Marti im Nationalratssaal
La députée socialiste Samira Marti, une exception en matière de liens d’intérêts. © Keystone / Alessandro Della Valle

À la tête de Lobbywatch, plateforme pour une politique transparente qui détricote les liens au Parlement et dévoile les mécanismes du lobbying, le journaliste Thomas Angeli déclare pour sa part que «toujours plus d’élus considèrent leur mandat comme un modèle d’affaires pour obtenir des postes lucratifs». Peut-on dire dès lors que le parlement décide encore librement?

En tant qu’observateur avisé des lobbies, l’écologiste Felix Wettstein tempère. «Les recommandations de ces derniers permettent rarement d’obtenir de nouvelles majorités. Comme parlementaire, nous prenons plutôt en compte les directives de nos partis respectifs. Ou on suit les conseils des collègues qui siègent dans les commissions consultatives». Or ces commissions sont précisément les organes où les collègues portent déjà une double casquette.

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Traduit de l’allemand par Alain Meyer

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