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Au Groenland, la crise ne gèle pas les espoirs

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Alors que la crise balaie la planète, swissinfo recueille en cette fin d'année les témoignages – constats, analyse et espoirs - de Suisses expatriés sur les 5 continents. Aujourd'hui, Yvon Csonka, ethnologue spécialiste des populations arctiques, Groenland.

Professeur à l’Université du Groenland, ce chercheur de terrain est installé dans la capitale du Groenland depuis huit ans. En intime des neiges et des glaces.

swissinfo: Votre cadre de vie en quelques mots…

Yvon Csonka: Nuuk est une petite ville de 15’000 habitants et la prochaine ville est à 300 km en bateau ou, plutôt, en avion.

On y observe le changement climatique à l’œuvre. L’automne a été épouvantable, tempête sur tempête, et en cette mi-décembre, il pleut sur la neige, un phénomène très rare en cette période de l’année. Demain, il gèlera sur la pluie et le vent soufflera. A dix heures du matin, l’aube pointe à peine…

A cette saison, la ville est très jolie – pour autant que la neige résiste. On a ici l’habitude de mettre aux fenêtres de grandes étoiles de Noël en papier de couleurs chaudes, avec une petite lumière à l’intérieur.

swissinfo: La crise fait la une des journaux depuis des mois. Pouvez-vous en observer les effets concrets dans la région où vous habitez?

Y.C.: Le Groenland a été relativement préservé jusqu’ici. La crise est mondiale, on l’observe avec beaucoup d’inquiétude. Mais sur place, la situation n’est pas si mauvaise, sachant que le Groenland a, de toute façon, des difficultés financières.

Le Groenland est financièrement très dépendant du Danemark. La couronne danoise est couplée à l’euro et les banques du Groenland font partie du système danois. J’y suis passé voir comment vont mes comptes et, ayant eu la chance d’investir un peu en obligations plutôt qu’en actions, je n’ai pas à me plaindre.

Plus globalement, la moitié du budget de l’Etat groenlandais provient directement d’un subside danois. Tant que le Danemark peut payer, il paiera, crise ou pas crise.

L’économie du Groenland réside essentiellement dans le début de l’extraction des ressources naturelles – mines et surtout pêcheries et pêche à la crevette. La crevette était déjà en crise avant la crise financière mondiale. Donc, pas beaucoup de changement de ce côté-là.

Par contre, la baisse du prix du pétrole est un soulagement pour la pêche, qui utilise beaucoup de mazout, et pour les habitants qui l’utilisent pour chauffer les maisons.

Les Groenlandais ont voté en novembre, l’un des enjeux principaux était le rapatriement d’une trentaine de services qui, jusqu’à maintenant, étaient endossés par le Danemark. Le domaine de la justice et la police en particulier, qui risque de peser le plus lourd dans la balance.

Le Groenland devra assumer ces services, y compris la construction de prisons, inexistantes sur place. La dernière estimation est de 300 millions de couronnes par an.

Le Danemark ne fera pas varier son subside annuel de l’ordre de 3,2 milliards de couronnes. Il reviendra au Groenland de fixer son rythme de rapatriement mais l’exercice dépendra largement des perspectives économiques.

Donc, d’abord, le Groenland veut économiser. Cette volonté se matérialise par une pression sur les nombreux petits villages de chasseurs et de pêcheurs, qui rapportent peu d’impôts et coûtent à la collectivité, pour les inciter à déménager en ville.

D’autre part, le Groenland mise sur de gros projets: la recherche de pétrole au large des côtes et la création d’une grosse usine d’aluminium, dépendante de l’énergie électrique, qui sera fournie par des barrages.

Mais ce projet, développé par la multinationale Alcoa, exigera d’importer de la main d’œuvre étrangère, qui aura certainement un impact important sur la société locale. Il y a donc ce sentiment que le pays vend son âme ou sa culture pour gagner son indépendance politique.

swissinfo: Vous travaillez en tant que chercheur. Qu’est-ce qui a changé dans votre environnement professionnel au cours de l’année 2008?

Y.C.: L’université a déménagé dans un bâtiment neuf et une nouvelle loi sur l’Université a été passée, qui s’aligne sur le modèle européen et danois. Ce qui n’est pas du goût de tout le monde. Je ne suis pas sûr moi-même qu’il soit adapté aux réalités groenlandaises et à la taille de l’université.

Des filières ont également été intégrées à l’université – l’école des journalistes, l’école pédagogique – avec le risque de tirer vers le bas un niveau d’excellence tout de même élevé.

L’identité groenlandaise est très fortement basée, symboliquement, sur la langue groenlandaise, parlée par quasiment tous les Groenlandais mais qu’aucun immigrant ou presque ne maitrise. C’est une autre interrogation.

Les Groenlandais veulent «regroenlandiser» le pays, à travers une sorte de discrimination positive sous l’angle de la langue. A l’université, avec la nouvelle loi, elle implique la volonté d’employer le plus de Groenlandais possible, même s’ils ne sont pas toujours qualifiés sur le plan académique.

Cette tendance n’a pas de conséquence directe pour moi au niveau de ma position professionnelle, même si la chose n’est pas exclue à moyen terme. De toute manière, j’ai toujours eu le sentiment de travailler à me rendre inutile: j’ai des étudiantes et étudiants groenlandais en doctorat qui prendront un jour ma place et seront davantage à leur place que je ne le suis.

swissinfo: Citation: «Il paraît que la crise rend les riches plus riches et les pauvres plus pauvres. Je ne vois pas en quoi c’est une crise. Depuis que je suis petit, c’est comme ça» disait Coluche dans le sketch «Le chômeur». Votre réaction?

Y.C.: J’ai toujours beaucoup aimé Coluche. Il y a beaucoup de vrai et de bon sens dans cette citation, un peu populiste, mais sur laquelle je m’aligne plutôt.

swissinfo: Etes-vous du genre à penser que le monde s’enfonce dans le gouffre ou qu’une crise n’est qu’un mauvais moment à passer?

Y.C.: Difficile à dire à ce stade. On se sortira de cette crise. Dans combien de temps? Avec quel réalignement? Je n’en ai aucune idée. Mais je suis relativement confiant.

swissinfo: Croyez-vous au fait que de cette crise pourrait émerger un monde plus sain? Et en quoi le serait-il?

Y.C.: Je l’espère mais je suis moins optimiste. Sur la question financière, à partir de la situation actuelle, la création d’instruments de contrôle me semble possible. D’un autre côté, l’idée d’un monde plus sain se rapporte à d’autres questions pour moi: la paix, les changements environnementaux auxquels il faudra nous adapter, les questions de développement durable. La crise financière catalyse-t-elle la résolution de ces grandes questions? Je n’en suis pas certain.

swissinfo: Le monde politico-économique vit depuis longtemps dans la théorie et le culte de la «croissance». Réalisme, idéalisme ou mensonge selon vous?

Y.C.: Ce culte – car il s’agit bien d’un culte – a été une des grandes caractéristiques du 20e siècle. La modernisation, la croissance comme réponse au sous-développement, comme manière d’accroître le bien-être.

Mais on se rend compte depuis un certain temps déjà qu’une limite existe à la croissance en termes de biens matériels. Il faudra peut-être réorienter la notion de croissance. Dans les sociétés occidentales, beaucoup croient en des améliorations d’ordre spirituel…

swissinfo: Pour conclure, de quoi le pays où vous vivez a-t-il le plus besoin, selon vous, pour sortir de ses difficultés actuelles?

Y.C.: De politiciens responsables et éclairés. C’est ce qui manque le plus actuellement. Il faudra une nouvelle génération dont on espère qu’elle sera plus avisée que l’actuelle.

Interview swissinfo, Pierre-François Besson

Ethnologue de l’arctique formé à Neuchâtel, Paris et Québec, Yvon Csonka a trainé sa bosse dans la plupart des régions du Grand Nord. Il est l’auteur de nombreuses publications sur les peuples autochtones de ces régions.

Professeur d’ethnologie à l’Université du Groenland (à Nuuk) depuis 2001, il a présidé l’International arctic social sciences association (IASSA).

Il dirige le versant canadien et groenlandais du projet MOVE (étude des déplacements de populations indigènes initiés par les gouvernements, d’environ 1920 à aujourd’hui, et de leurs conséquences). Il collabore aussi à d’autres projets de l’Année polaire internationale.

Territoire danois autonome situé au Nord-est du Canada, le Groenland est une vaste île – 2 millions de km2 – couverte à 85% par les glaces.

Le Groenland est habité par environ 56’000 personnes, essentiellement sur sa frange de terre périphérique. Neuf habitants sur dix sont d’origine inuit et s’expriment en inuktitut.

Aucune route ne relie les différentes communes et villages entre eux, qui sont joignables par ferries (été) et/ou hélicoptères et avions.

La capitale, Nuuk, est située dans le sud-ouest du Groenland, à l’embouchure d’un fjord, à 250 km au sud du cercle polaire.

Des Vikings se sont établi dans le région de Nuuk au 10e siècle déjà et les populations inuits sont arrivées à partir du 13e siècle. La capitale compte 15’000 habitants. La température moyenne y est de -1,4C.

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