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Les Chinois vus par deux Suisses

Alain Arnaud

Les photographes suisses Monika Fischer et Mathias Braschler exposent pour la première fois leur série de portraits Les Chinois, fruit de 30'000 km de route à travers 30 provinces chinoises, durant sept mois. A découvrir à la galerie Paris-Beijing à Pékin.

Rares sont ceux qui comme Monika Fischer et Mathias Braschler ont pu se plonger aussi profondément dans le quotidien des Chinois. Les deux photographes débarquent à Pékin en juin 2007, c’est la première fois qu’ils sont en Chine.

Ils achètent une Jeep, engagent un assistant-traducteur, embarquent leur 300 kilos de matériel photo et prennent la route – ou plutôt la piste – pour plusieurs mois. Objectif: réaliser une série de portraits pour illustrer la vie ordinaire d’une nation en pleine transformation. Leur tournée s’achève fin janvier 2008.

Grand format

Durant leur périple, les deux Suisses passent par des lieux qu’aucun étranger n’a peut-être jamais visités. Ils y rencontrent des paysans sans terre, des éleveurs de yaks, des nomades mongols, des moines tibétains, des travailleurs d’usine, des mendiants, des prostituées, des soldats, des policiers, des banquiers, des actrices, des milliardaires et des crève-la-faim.

Le résultat, c’est une série d’une soixantaine de portraits grand format, très étudiés, très construits, réalisés avec du matériel lourd. «Les Chinois posaient volontiers, ça nous a surpris, déclare Monika Fischer. Au début, nous pensions qu’il serait difficile d’extraire les individus de la masse. On nous avait prévenus, en nous disant que nous aurions 7 refus sur 10 demandes. En réalité, ça a été le contraire, la plupart ont très bien accueilli notre démarche.»

«D’ailleurs, souvent, dans les régions reculées surtout, c’était du grand spectacle, nous avions 100 ou 200 spectateurs, poursuit-elle. Mais nous avons aussi rapidement compris qu’il fallait faire vite, tout installer en 10 minutes, prendre les photos en 10 autres minutes, puis plier bagage immédiatement. Parce qu’on nous surveillait, la police, le parti, ça pouvait entraîner pas mal d’ennuis.»

Au poste de police

Les deux photographes, qui pour ce voyage s’étaient procuré des visas de journalistes, ont passé à trois reprises plusieurs heures au poste de police. «Depuis 2007, les journalistes ont le droit de voyager où ils veulent en Chine, à l’exception du Tibet, explique Mathias Braschler. Ils peuvent interviewer et photographier qui ils veulent, avec l’accord des personnes. Mais ces nouvelles directives pénètrent lentement dans les régions reculées, qui sont souvent régies par des roitelets locaux.»

«La première arrestation, c’était dans le Liaoning, quand nous avons fait le portrait de ce jeune mécanicien sur camion, qui était noir de crasse, après une longue journée de travail, poursuit-il. C’est ce qui faisait le charme de la photo. Mais le parti communiste local y a vu une tentative de dénigrer la Chine. On a fini au poste. Une autre fois, dans l’Anhui, nous nous sommes intéressés à un conflit foncier. Là, c’est la mafia locale et la police qui ont tout fait pour éviter que des étrangers viennent fourrer leur nez dans leurs affaires louches.»

«Notre carte de presse nous a permis de nous sortir des mauvais pas, déclare Monika Fischer. Et aussi notre origine suisse, qui apparemment inspire la sympathie en Chine. Mais notre premier atout, c’était… David Beckham, qui était au centre de notre précédent projet photographique. C’est une superstar en Chine, très efficace pour détendre l’atmosphère.»

Esthétique socialiste

Très efficace aussi, le soutien de certains officiels. L’attaché défense de l’ambassade de Suisse par exemple.

«Il a œuvré pendant deux mois pour que nous puissions faire le portrait de cette lieutenant-colonel de l’Armée Populaire de Libération, raconte Mathias Braschler. Sans lui, c’était totalement sans espoir.» La photo montre une jeune femme en uniforme; elle fait le salut militaire, sur fond rouge et or très proche de l’iconographie traditionnelle communiste. Plusieurs portraits rappellent d’ailleurs l’esthétique socialiste, celle du «travailleur modèle de la nation».

«Ces poses nous paraissent peut-être extrêmes, elles nous font parfois sourire, commente Mathias Braschler. Mais en Chine, elles sont normales. Nous prenons des photos qui peuvent être très critiques, mais en respectant toujours la dignité des modèles, qui choisissent leur pose.»

Le cliché de cette prostituée de Shenzhen, par exemple, presque nue devant l’objectif, surprend et choque dans un pays où la prostitution, officiellement, n’existe pas. «Elle n’existe pas, mais c’est pourtant une grande partie de la vie quotidienne, explique Monika Fischer. Les hommes d’affaires font du business au karaoké, puis ils partent finir leurs soirées au bordel. Dans tous les hôtels où nous avons dormi, nous recevions des appels vers minuit pour nous proposer des services sexuels. Cette très jeune fille qui a quitté la campagne du Guanxi pour devenir une star du porno touche 40% de ce qu’elle gagne, 10% vont à la police, le reste au maquereau.»

Une vérité qui dérange

La photo de la fille de joie jouxte celle d’un mendiant, toujours à Shenzhen, symbole du miracle économique chinois. Il y a donc une vérité qui dérange en Chine, mais que les deux photographes suisses ont voulu aussi montrer.

«Les inégalités sociales sont très choquantes, entre les hyper riches et les tellement pauvres juge Mathias Braschler. Je n’ai jamais vu de pareils extrêmes, parfois c’était trop.»

«Le plus fatigant, dans ce voyage, ça a été la charge émotionnelle, renchérit Monika Fischer. Nous avons entendu tellement d’histoires incroyablement tristes, impossibles à digérer, mais que nous voulons aussi montrer. Difficile dans notre expo chinoise de dénoncer, mais nous serons plus explicites dans le livre que nous allons publier cet hiver.»

Alain Arnaud, swissinfo.ch, Pékin

Pour financer un périple de 7 mois à travers la Chine, Mathias Braschler et Monika Fischer ont misé sur les Jeux Olympiques de Pékin en 2008 pour s’assurer le soutien de partenaires médiatiques importants.

L’hebdomadaire allemand Stern a publié l’an dernier un cahier spécial de 31 pages (c’est un record) avec leurs photos.

Le quotidien anglais The Guardian a suivi régulièrement leurs pérégrinations, tout comme le Figaro magazine.

Et la publication prochaine de leur carnet de route illustré chez l’éditeur Steidl fait partie intégrante du projet.

Toujours plus ambitieux, le nouveau projet des deux photographes s’intéresse aux victimes des changements climatiques, avant la conférence mondiale sur le climat cet hiver à Copenhague.

Il s’agit cette fois-ci de réaliser des portraits sur les 5 continents, et y-compris en Suisse. Plusieurs grands médias soutiennent le projet, tout comme le Climate Project d’Al Gore et le Forum humanitaire global de Kofi Annan à Genève.

De quoi consacrer toute une année à cette nouvelle aventure.

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