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La grogne antimilitariste, une particularité de Mai 68 en Suisse

Pour commémorer l'intervention brutale de l'armée à Genève en 1932, des pacifistes manifestent, 40 ans après, jour pour jour, dans la même ville (archives). KEYSTONE/STR sda-ats

(Keystone-ATS) L’armée constitue une cible de choix pour les soixante-huitards en Suisse. Le nombre d’objecteurs de conscience grimpe tandis que les comités de soldats donnent du fil à retordre aux gradés.

“On trouve en Suisse en 1968 les mêmes élites, les mêmes personnes aux affaires que durant l’Entre-deux-guerres”, explique à l’ats le Genevois Jean Batou, professeur honoraire d’histoire contemporaine et spécialiste des mouvements de contestation des années 1960-1970. Dans ce contexte, la jeunesse se mobilise contre l’armée, l’institution qui incarne le plus une Suisse “conservatrice”.

L’armée perd aussi en crédibilité à cette époque, surtout en raison du scandale des chasseurs Mirages aux coûts d’acquisition majorés de 66%. Une affaire qui force le conseiller fédéral radical vaudois Paul Chaudet à renoncer à un nouveau mandat en 1966. Les offensives politiques se multiplieront dès 1970, telles une initiative pour un service civil ou une proposition de réduire le budget militaire.

A la même époque chez les jeunes, au centre de la contestation, les objecteurs de conscience sont toujours plus nombreux. “Ils passent de 22 en 1956 à 128 en 1969”, précise M. Batou, citant des chiffres parus alors dans le Journal de Genève. Ceux qui revendiquent leur droit au service civil écopent de peines de prison, au nom de la “défense nationale spirituelle”, pilier de l’esprit régnant pendant la Guerre Froide.

Un guide anticommuniste

La grogne antimilitariste gagne aussi l’espace public, avec des rassemblements notamment à Genève et à Berne. Le 14 mai 1968, dans la cité de Calvin, une manifestation d’un millier de jeunes contre les “Journées militaires” dégénère en affrontements avec la police. “Notre armée est l’instrument de la classe au pouvoir, c’est-à-dire du grand capital”, lit-on sur le tract de l’événement.

La réaction des autorités fédérales ne se fait pas attendre: quelques jours plus tard, le gouvernement promeut un nouveau concept de “défense globale” – militaire, civile et spirituelle -, et en septembre 1969, le Département de justice et police (DFJP) distribue à tous les foyers le “Petit livre rouge de la Défense civile”, qui avertissait de la présence d’ennemis et d’agents de Moscou en Suisse.

Les objecteurs de conscience n’étaient le plus souvent pas des communistes, mais des chrétiens de gauche, note Jean Batou, 62 ans, qui se souvient d’actions pour brûler ces petits livres dans les rues de Genève. Quant aux hippies, ils étaient souvent recalés d’office du service militaire..

Moqueries ciblant l’armée

Le rassemblement antimilitariste le plus important restera celui du 9 novembre 1972. Environ 3000 protestataires convoqués par la gauche radicale défilent à Genève, relate M. Batou dans son ouvrage “Quand l’esprit de Genève s’embrase”. L’événement a lieu 40 ans jour pour jour après que des recrues ont tiré sur des ouvriers manifestant contre le fascisme à Plainpalais, faisant 13 morts et 65 blessés.

Dès le début des années 1970, la contestation gagne également le coeur de l’armée, où les abandons de poste et les refus d’ordre se multiplient. Et ils sont pour la première fois rendus publics: ainsi, à Lausanne, un canonnier est condamné à deux mois et demi de prison pour “désertion” et un autre soldat à un mois de détention pour “insoumission institutionnelle”.

D’autres militaires sont arrêtés à Zurich pour des contributions parues dans la revue Offensiv, tenue par des objecteurs de conscience. En été 1972, selon le Journal de Genève, des soldats de l’école de recrues de Lausanne lancent des fusées depuis les fenêtres d’un dortoir et traitent de nazi un adjudant arrivé sur les lieux, alors que la chambrée entonne l’Internationale.

Soldats surveillés et fichés

“Il suffit d’une forte tête pour que des soldats mettent le feu aux poudres”, commente M. Batou, qui a co-dirigé entre 2007 et 2011 l’étude “Le mouvement de 68 en Suisse”, financée par le Fonds national suisse. Mais les comités de soldats, parfois organisés à l’image de groupuscules politiques, ne font pas qu’organiser des brimades: ils veulent aussi redéfinir le rôle de l’armée.

Ils diffusent des tracts ou des journaux dénonçant le discours de la Suisse sur la neutralité. Les militants soulignent que Berne exporte des armes, reste proche de pays peu recommandables et accueille l’argent de dictateurs.

Ces comités sont perçus comme des repères d’agitateurs par les autorités. Les activités de leurs membres sont surveillées par les services de renseignement, comme celles des militants de la gauche radicale et des mouvements de 68. Le scandale des fiches de 1989 mettra au jour des données récoltées sur près de 700’000 personnes, avec pour but avoué de faire barrage au communisme.

Le service civil bousculé

Quant au service civil, enfant de l’objection de conscience, le peuple lui dira “oui” en 1992, après des refus en votations en 1977 et 1984. Mais le service civil est aujourd’hui victime de son succès. Fin novembre 2017, le Conseil fédéral a décidé d’intervenir pour “réduire substantiellement les admissions”, qui sont passées de 4670 en 2011 à 6169 en 2016. Le but est de garantir les effectifs de l’armée, qui ne cesse de s’effriter.

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