
Réhabiliter l’énergie nucléaire n’est pas sans risque en Suisse

Rejoignant une liste toujours plus longue de pays, le gouvernement suisse veut lever l’interdiction de produire de l’énergie nucléaire au nom des énergies propres. Mais y recourir comporte des risques souvent mal évalués, selon des scientifiques.
Le débat sur l’avenir de l’énergie nucléaire revient sur la table en Suisse. En guise de contre-projet à l’initiativeLien externe populaire «De l’électricité pour tous en tout moment (Stop au blackout)», le Conseil fédéral a opté fin 2024 pour une modification de la loiLien externe sur l’énergie nucléaire dans le but de pouvoir lever l’interdiction de construire de nouvelles centrales.
Entré en vigueur dans le prolongement de la catastrophe de la centrale nucléaire de Fukushima (2011) au Japon, le bannissement de l’atome avait biffé de fait le nucléaire de la stratégie énergétique suisse. Mais le gouvernementLien externe fait volte-face et avance que cette énergie est nécessaire pour un approvisionnement stable et à long terme en électricité. Le but étant de garantir la sécurité énergétique de demain pour faire face à une demande croissante, tout en permettant à la Confédération d’atteindre ses objectifs climatiques.
Selon l’AgenceLien externe internationale de l’énergie (AIE), le nucléaire connaît aujourd’hui un net regain d’intérêt dans le monde. Plus de quarante pays ont activé des plans d’expansion en faveur de cette énergie dans le but de tripler les capacités d’ici à 2050 au niveau planétaire, et entrer dans les clous des objectifs fixés en matière d’émissions de CO2. Selon l’AIE, l’énergie nucléaire est, parmi les sources à faibles émissions, «l’une des principales sources de production d’électricité propre et sûre après l’hydraulique».
Peu d’émissions mais loin d’être propre
Pour Doug Brugge, biologiste et professeur en santé publique à l’Université du Connecticut (Etats-Unis), le nucléaire est en effet moins polluant en termes d’émissions de dioxyde de carbone que l’électricité produite à partir du charbon ou du gaz naturel.
«Mais il est archi-faux d’affirmer que le nucléaire est une source propre», ajoute-t-il aussitôt. Avec l’ingénieur Aaron Datesman, il vient de publier «DirtyLien externe Secrets of Nuclear Power in an Era of Climate Change» (Les sales secrets du nucléaire à l’ère du changement climatique), un livre qui vise à présenter, objectivement, factuellement et de manière accessible, les risques principaux. Si les recherches de Doug Brugge ont porté surtout sur les effets de la pollution de l’air sur la santé, il se penche depuis trente ans déjà sur les conséquences sanitaires de l’extraction d’uranium, le cœur du nucléaire.
Pour avoir grandi dans la réserve amérindienne Navajo, dans le sud-ouest des Etats-Unis, là où de l’uranium a été exploité entre 1940 et 1980, il en fait aussi une affaire personnelle. Dans cette région, beaucoup de mineurs sont décédés des suites d’un cancer du poumon ou d’une fibrose pulmonaire. Mais aucun n’avait été informé des dangers de l’exposition aux radiations. Une grande partie des matières radioactives qui remontent encore à la surface contaminent les terres et les eaux. «Le processus d’enrichissement de l’uranium reste sale et dangereux pour les travailleurs et pollue les sols et les rivières des régions minières avec des doses de radioactivité», soutient-il.
Il ajoute que «peu de monde sur place évoque ce danger», car le fléau touche essentiellement des communautés vulnérables et précaires, des autochtones dans des zones reculées. «Un problème sale concernant la classe ouvrière. Mais les personnes qui prétendent que cette énergie est propre ne tiennent pas compte de cet aspect de l’histoire.»

Exposition tout au long de la chaîne
Ingénieur en nucléaire, le chercheur français Bruno Chareyron pose, lui aussi, un regard critique sur la «propreté» supposée de cette source d’énergie. Dans le cadre du travail qu’il effectue depuis 1993 pour le compte de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD), organisme indépendant de radioprotection créé après la catastrophe de Tchernobyl, Bruno Chareyron a pu réaliser de nombreuses mesures dans des zones d’extraction d’uranium. Notamment dans les trains et les camions transportant des matières radioactives de ou vers des centrales nucléaires. Il a pris aussi le pouls des rivières utilisées pour refroidir les réacteurs.
Avec son groupe de recherche déployé en France, il a relevé également des niveaux de rayonnement sur des parkings, des routes, des sentiers de randonnée et des cours de récréation. Autrement dit dans des endroits où des résidus radioactifs ont été utilisés dans les matériaux de construction. Plusieurs fois, l’expert a calculé ainsi des niveaux de radiation importants, certains dépassant les limites légales, sans que quiconque en ait été officiellement informé. Dans son ouvrageLien externe récent intitulé «Le nucléaire : une énergie vraiment sans danger ?», il décrit l’ensemble des risques qui pèsent et prévient des illusions que les progrès technologiques liés à l’énergie nucléaire font miroiter.
«Le discours officiel et la réalité sont bien éloignés», dit-il. Il se remémore que lors de ses études en génie nucléaire et énergétique, une vision très positive de la technologie lui avait été présentée à ce moment-là. Mais son travail sur le terrain pour la CRIIRAD lui a offert une autre vision. C’est toute la chaîne nucléaire, de l’extraction minière à l’enrichissement et l’utilisation des réacteurs, qui expose, dit-il, la main d’œuvre et les populations à des risques radioactifs à long terme. «La question du stockage en sécurité pour des milliers d’années des déchets hautement radioactifs n’a toujours pas été résolue et le risque d’un accident majeur dans un réacteur est sous-estimé», lance-t-il.
Planifier en fonction d’un climat instable
Il explique aussi que la crise climatique jouerait aujourd’hui en défaveur de l’énergie nucléaire, et non l’inverse. «Les centrales actuelles ne sont pas conçues pour résister aux événements extrêmes dus aux changements climatiques», alerte-t-il. Pour enrayer des fusions comme à Fukushima, les réacteurs ont besoin d’un approvisionnement constant en électricité et en eau afin de garantir le refroidissement. Par ailleurs, le combustible nucléaire usé doit pouvoir être refroidi pendant des années.
La hausse de la température de l’eau, la baisse du niveau des rivières, des inondations et les feux de forêt et tempêtes pourraient compromettre la sécurité de ces réacteurs. «Le risque d’un accident augmente avec les changements climatiques», ponctue-t-il.
Experte en sécurité écologique à l’Institut Council on Strategic Risks qui est basé aux Etats-Unis, Andrea Rezzonico étudie depuis sept ans les interdépendances entre changements climatiques, développements nucléaires et sécurité mondiale.
«Déjà à l’époque, beaucoup d’Etats considéraient le nucléaire comme un moyen d’atteindre les objectifs climatiques de l’Accord de Paris. Nous voulions comprendre comment ces changements allaient affecter dans le futur l’infrastructure nucléaire», se souvient-elle.
«L’énergie nucléaire peut participer à protéger le climat sur le long terme, mais des réponses plus rapides sont nécessaires sur le court terme», juge-t-elle. Elle souligne que les réacteurs déjà existants doivent tenir compte de différents scénarios climatiques et autres événements extrêmes pour éviter des incidents.
«De nombreux réacteurs ont été construits à une époque où les prévisions climatiques telles qu’on nous les annonce n’étaient pas encore un facteur en soi», précise-t-elle. Ses analyses démontrent que les réacteurs situés aujourd’hui près des côtes vivent sous la menace d’une potentielle montée du niveau de la mer ainsi que des ondes provoquées par les tempêtes.
«En Suisse et en Europe, les sécheresses, la baisse du niveau des rivières et le réchauffement de la température de l’eau sont les défis les plus importants. La disponibilité de l’eau de refroidissement deviendra un facteur critique. Nous pourrions devoir répondre au choix suivant: utiliser l’eau pour refroidir les réacteurs ou pour l’agriculture ? Vu que cette eau sera beaucoup plus chaude, un problème se posera lors du refroidissement et du rejet de l’eau dans l’écosystème».
Le facteur humain est essentiel
Professeure émérite en psychologie appliquée à l’Université d’Aberdeen, en Ecosse, Rhona Flin estime qu’en Suisse, alors que le débat sur le nucléaire bat son plein, l’accent ne devrait pas être mis seulement sur les émissions de CO2 et la technologie. «Le facteur humain est crucial pour l’exploitation sûre d’une centrale», rappelle-t-elle.
Elle a longtemps étudié les interactions entre sécurité, gouvernance et comportement humain dans le cadre d’industries à haut risque (énergie nucléaire, aviation, industrie pétrolière). Rhona Flin a élaboré également avec d’autres un programme européen de formation sur la culture de la sûreté nucléaire destiné en premier lieu aux responsables d’entreprise et autorités chargées de réglementer. Selon elle, les pays qui sortent du nucléaire doivent pouvoir compter encore et toujours sur du personnel professionnel.
«L’engagement de personnes très qualifiées sera nécessaire pendant des décennies pour assurer l’exploitation sous surveillance des réacteurs en activité, leur démantèlement et la gestion des déchets». Si l’arrivée de nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle et la robotique ouvre des perspectives, elles amène aussi de nouveaux risques. «Nous devons apprendre comment humains et machines œuvrent efficacement ensemble. Et quelle incidence peut avoir l’échec des machines.»
Mais une expertise technique seule ne suffit plus. D’autres compétences sont requises aujourd’hui (communication, travail d’équipe, prise de décision sous pression). Une culture de travail où le personnel peut évoquer ouvertement les risques est demandée.
«Le personnel doit se sentir à l’aise pour parler de ses préoccupations et problèmes, même à ses supérieurs. Et les dirigeants des entreprises doivent être à l’écoute et agir en fonction», précise Rhona Flin. A l’entendre, cette culture est aujourd’hui essentielle pour une exploitation sûre des centrales nucléaires. Que la Suisse décide de construire de nouveaux réacteurs ou qu’elle se cantonne à son programme de sortie de l’atome.
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Traduit de l’anglais par Alain Meyer/ptur

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