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Une nouvelle guerre froide… comme l’espace

Equipage ISS
Trois nationalités, un équipage. Et une pizza pour réunir cosmonautes et astronautes de la Station spatiale internationale (ISS), en mai 2022. NASA/Roscosmos/ESA

Avec la guerre en Ukraine, la collaboration dans le domaine spatial entre la Russie et l’Occident (y compris la Suisse) est quasiment morte. Et si cette nouvelle course aux étoiles entre blocs rivaux était une aubaine pour l’industrie du «monde libre»?

Depuis que ses chars sont entrés en Ukraine, et que les sanctions la frappent, la Russie, grande puissance de l’espace, s’est exclue ou s’est fait exclure de toutes ses collaborations avec l’Occident. Seule la Station spatiale internationale (ISSLien externe) continue à entretenir l’esprit de la détente, avec à son bord trois cosmonautes russes, deux Américains, une Américaine et une Italienne. Mais pour le reste, c’est la guerre froide.

Première victime: la mission européenne ExoMarsLien externe, privée de la fusée Proton et de l’atterrisseur qui devaient l’emmener à sa destination. Après l’orbiteur lancé en 2016, il s’agit cette fois de se poser et de faire rouler un rover à la surface de la planète. Un rover muni notamment d’une caméra high-tech de conception et de fabrication suisses, qui cherchera des traces de vie.

La mission devait décoller en 2018, puis en 2020, mais les retards de livraison, puis le Covid-19 ont eu raison des dates limites et le tir avait été reporté à 2022. Comme les fenêtres de tir pour Mars ne sont favorables que tous les deux ans, ce sera donc 2024, voire 2026.

26 février: premier week-end de la guerre. La télévision d’État russe annonce qu’en réaction aux menaces de sanctions, les fusées Soyouz ne décolleront plus du Centre spatial européen de Kourou – dont elles constituent un tiers des lancements. «Nous poursuivons les développements d’Ariane 6 et de VegaC afin de garantir l’autonomie stratégique de l’Europe en matière de lanceurs», réagit Thierry Breton, commissaire responsable de la politique spatiale de l’UE, dans un communiquéLien externe.

17 mars: «déplorant profondément les pertes humaines et les conséquences tragiques de l’agression contre l’Ukraine», le Conseil de l’ESALien externe «s’aligne pleinement sur les sanctions imposées à la Russie par ses États membres» et renonce à lancer sa sonde ExoMars en septembre sur une fusée russe Proton. De fait, la mission est retardée de deux ans au moins.

3 avril: dans un long fil TwitterLien externe (en russe), Dmitry Rogozin, alors patron de l’agence Roscosmos annonce qu’il fera des recommandations «dans un avenir proche» sur la poursuite de la participation de la Russie à l’ISS. À noter que ce fidèle de Vladimir Poutine, souvent provocateur, vient d’être débarqué par son chef, qui pourrait lui confier de plus hautes tâches en Ukraine, selon le site indépendant Meduza. C’est l’ancien vice-premier ministre Yury Borisov qui a été nommé à sa place.

13 avril: L’ESA annonceLien externe qu’elle «suspend les activités conduites en coopération avec la Russie au titre des missions Luna‑25, Luna-26 et Luna-27, invoquant une fois de plus «l’agression russe à l’égard de l’Ukraine et les sanctions qui en résultent».

30 avril: interrogé par la télévision d’État russe Dmitry Rogozin élude la question de la date du retrait russe de l’ISS. «La décision a été prise, nous ne sommes pas obligés d’en parler publiquement», déclare-t-il selon plusieurs sites, dont celui du magazine GeoLien externe. Et ajoute que Roscosmos «informera ses partenaires de la fin de leurs travaux sur l’ISS avec un an de préavis». Sans donner plus de détails.

Fusée Soyouz
Les Occidentaux doivent désormais se passer de la très fiable et très robuste fusée Soyouz. Roscosmos Space Agency Press Service

Cherche fusée de rechange

«L’ESA s’efforce de préserver l’intérêt de ses États membres, dont la Suisse, et réalise actuellement une étude industrielle accélérée afin de définir les options disponibles pour la mise en œuvre de la mission ExoMars», nous rassure (par courriel) Renato Krpoun, chef de la division Affaires spatiales du Secrétariat d’État à la formation, à la recherche et à l’innovation (SEFRI) à Berne. En clair: l’ESA cherche une nouvelle fusée et un nouveau module d’atterrissage.

Hormis le retard que prend la mission, la situation n’inquiète pas outre mesure Josef Aschbacher, directeur général de l’ESA. «Nous allons trouver une bonne collaboration sur ExoMars», a-t-il dit le 15 juin lors d’une conférence de presse en ligne, avec l’administrateur de la NASA Bill Nelson, venu aux Pays-Bas pour assister au Conseil de l’ESA.

>> L’ESA présente son rover pour ExoMars (tourné chez Ruag à Zurich – en anglais)

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Les deux agences spatiales ne vont pas pour autant fusionner ExoMars et Mars Sample ReturnLien externe. Cette mission de la NASA vise à ramener sur Terre des échantillons prélevés par le rover américain Perseverance. Notons que comme celui d’ExoMars et tous ceux qui l’ont précédé, il est muni de moteurs électriques Maxon. Et pas seulement pour les roues: le fabricant suisse fournit aussi ceux qui vont animer les bras robotiques chargés de transférer les échantillons à rapporter.

Trois fois la Lune

La Suisse et l’ESA avaient aussi une forte participation dans le programme russe Luna, qui reprend le nom de son prestigieux prédécesseur soviétique des années 1960.

Les instruments conçus par les Européens et les Suisses n’iront donc pas sur la Lune avec ces vaisseaux russes. Mais, comme le souligne Renato Krpoun, «il ne faut pas oublier que la Suisse, de par son adhésion à l’ESA, fait également partie du programme lunaire Artemis, de la NASA». Berne travaille donc avec ses partenaires à identifier les possibilités de vol pour les instruments suisses et européens de sciences spatiales.

Une a déjà été trouvée, avec la mission CLPSLien externe de la NASA, dont l’objectif est de transporter du matériel sur la Lune. Pour optimiser les coûts, les opérations sont entièrement confiés à des opérateurs privés, dont SpaceXLien externe d’Elon Musk et Blue OriginLien externe de Jeff Bezos. L’Europe fournira PROSPECT, un ensemble constitué d’une foreuse et d’instruments d’analyse des substances volatiles, qui aurait dû être embarqué à bord de Luna-27.

Désormais, chacun veut retourner sur la Lune de son côté: les Occidentaux avec Artémis, les Russes avec Luna et les Chinois avec Chang’e.

>> Quant à Mars, l’époque où Charlie Duke, vétéran du programme Apollo, nous disait son espoir de voir un jour s’y poser un équipage international semble bien loin. Ce n’était pourtant qu’en 2019.

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Unique astronaute suisse à ce jour, Claude Nicollier insiste sur la solidité du bloc occidental. «Nous avons toujours une très forte collaboration entre Américains, Européens, Canadiens et Japonais. Le télescope spatial James Webb en est un magnifique exemple. Cette collaboration, je la vois peut-être même renforcée en fait, avec le départ de la Russie».

Les fusées de l’Occident

Le programme lunaire Artemis est un autre bon exemple de cette collaboration. En 2024 ou 2025, le lanceur SLSLien externe, plus grosse fusée jamais construite, enverra vers la Lune la capsule Orion, son module lunaire (livré par l’industrie privée) et son module de service, ce gros cylindre sur lequel repose la capsule (c’est la même architecture que pour les vaisseaux Apollo), qui fournit l’électricité, la propulsion, l’air, l’eau et le chauffage d’Orion.

>> “Pourquoi la Lune?”, le film de promotion de la NASA pour son programme Artemis (en anglais)

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Ce module sera «made in Europe» – une première absolue pour un vol habité américain. Ainsi, la fusée géante portera les logos de la NASA et de l’ESA. Et c’est dans ce module que l’on trouve l’une des contributions les plus significatives de la Suisse.

L’entreprise Beyond Gravity (ex RUAG Space) a conçu le système d’orientation des panneaux solaires de quatre mètres sur sept qui alimentent en électricité les 33 moteurs du module de services. L’industrie spatiale helvétique a aussi développé la structure secondaire, le système de simulation des panneaux solaires et des éléments mécaniques du support au sol.

Il n’y a pas que la SLS, prévue pour la Lune et pour Mars. L’année prochaine, l’Europe testera Ariane 6Lien externe, pour les vols de moyenne et longue portée. Et le 13 juillet, la fusée légère VegaCLien externe, européenne elle aussi, a réussi son premier vol.

Il y a donc de quoi remplacer les Soyouz, qui ne décollent plus de Kourou, en Guyane. Depuis leur premier vol en 2011, 27 avaient été lancées de la base européenne, pour 52 Ariane et 20 Vega. Le dernier lancement, 14 jours avant le début de la guerre en Ukraine, avait permis de placer en orbite 34 satellites de la constellation OneWeb. Depuis, son opérateur britannique d’internet à haut débit s’est tourné vers SpaceX.

Menaces sur l’ISS

Reste le vaisseau amiral, le symbole de la coopération spatiale: l’ISS, lointaine héritière des poignées de mains échangées en 1975, en pleine Guerre froide, entre astronautes américains et cosmonautes soviétiques lors de la mission Apollo Soyouz (à Moscou, on disait Soyouz-Apollo).

Quel crédit faut-il accorder aux menaces de Dmitry Rogozin, jusqu’ici patron de Roscosmos, d’en retirer ses cosmonautes et son soutien logistique? «Pour l’instant, l’ISS reste en opération de manière usuelle. Tous les signataires de l’accord intergouvernemental de 1998 (dont la Suisse) contribuent à son bon fonctionnement, qui est dans l’intérêt de tous les partenaires», rappelle Renato Krpoun.

L’affaire n’est pas aussi claire qu’il y paraît: l’état actuel de la station reste un argument de taille pour se retirer. À l’origine, elle devait durer jusqu’en 2012, date sans cesse repoussée. L’entretien et le maintien en orbite de la station incombent principalement à la Russie, qui en a détenu le contrôle total de l’accès avec son vaisseau Soyouz depuis la retraite de la navette spatiale américaine en 2011.

Cette primauté a pris fin avec l’arrivée d’autres engins de sociétés privées, en particulier le Crew Dragon de SpaceX. Et pour le maintien en orbite, la NASA teste actuellement sa capacité à l’assurer grâce au vaisseau automatique Cygnus (de Northrop Grumman), pour remplacer le Soyouz.

ISS
Officiellement, les tempêtes qui secouent la Terre ne devraient pas atteindre l’ISS. Keystone / European Space Agency Handout

En ligne le 15 juin, l’administrateur de la NASA a tenu à rappeler que l’équipage multinational de l’ISS «est très professionnel. Les relations entre le contrôle de mission à Houston et Moscou sont très professionnelles». Et Bill Nelson d’ajouter que «malgré les tragédies qui se déroulent en Ukraine, par le fait du président Poutine, le partenariat international est solide, quand il s’agit du programme spatial».

Claude Nicollier non plus ne sait pas ce que vaut cette menace, dans laquelle il voit «un peu une forme de chantage». L’astronaute suisse regretterait évidemment le retrait des Russes, mais pour lui leur invasion de l’Ukraine est «tellement déplacée, irrationnelle, tragique, avec toutes les conséquences qu’elle a non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour la Russie et pour le monde» que la cessation de la collaboration avec Moscou «ne serait de loin pas la plus grave conséquence de cette guerre».

La Russie se concentre d’ailleurs sur la construction de sa propre station orbitale, dont le premier module devrait être lancé en 2025. Et les Chinois ont déjà la leur, depuis une année, qui vient de recevoir son deuxième équipage.

A chaque chose, malheur est bon

Ce divorce d’avec Moscou n’est pas qu’une affaire de station spatiale et de fusées. Le 15 juin toujours, le patron de l’ESA Josef Aschbacher a rappelé que «pratiquement chaque projet est touché, car il y a beaucoup de composants et de matières premières fournis par la Russie, comme les réservoirs en titane, dont beaucoup de vaisseaux ont besoin». Mais l’Agence passe déjà de nouveaux contrats avec d’autres fournisseurs, en Europe et aux Etats-Unis.

«Cela va bénéficier à des gens qui vont pouvoir remplacer ce qui venait de Russie», prévoit Raphael Röttgen, patron d’E2MC, entreprise de conseil pour l’investissement dans le secteur spatial. L’ancien banquier allemand établi en Suisse y voit une aubaine, par exemple pour une agence gouvernementale comme l’ESA ou pour ceux qui fabriquent des fusées, comme Vega ou Ariane.

«L’autre chose», poursuit-il, «même si ce qui arrive est très triste, c’est que les budgets militaires vont augmenter, y compris en Europe. Et bien sûr, l’espace est une partie importante du domaine militaire, et une partie de cet argent va revenir au spatial».

One Crew

Au passage, Raphael Röttgen, ne prend pas ces menaces de retrait russe de l’ISS trop au sérieux. «Comme toujours, en temps de guerre, on envoie des messages, et il faut voir à qui ils s’adressent. Ceux-ci ont été diffusés en russe, sur des réseaux sociaux surtout utilisés en Russie, je les vois plus destinés au public russe, plutôt que réellement menaçants».

L’esprit Apollo-Soyouz ne serait-il pas totalement mort? «L’idée a toujours été dans l’ISS qu’on travaille la main dans la main, quels que soient les problèmes politiques sur la Terre», rappelle Claude Nicollier. Avant d’admettre que «si ça s’est passé sans trop de problèmes lors de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, maintenant, ça devient un peu difficile».

De ce que disent les photos et les communiqués en tout cas, l’équipage continue à faire bloc. «One crewLien externe» (un seul équipage).

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