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L’«affaire Tinner» vire à l’antagonisme

Les documents de l'affaire Tinner intéressent la justice mais le gouvernement souhaite les détruire pour des raisons de sécurité nationale. Keystone

Le gouvernement et le pouvoir judiciaire face à face. Après une perquisition inédite jeudi dans les locaux de la police fédérale pour empêcher la destruction de documents sensibles, la presse suisse souligne la nécessité de clarifier cet imbroglio potentiellement dommageable.

Fort d’une décision du Tribunal pénal fédéral (TPF), l’Office des juges d’instruction fédéraux a donc perquisitionné les locaux de la Police judiciaire fédérale jeudi et saisi un coffre fort.

Ce coffre contient la clé qui donne accès aux documents controversés du dossier Tinner – du nom des trois ingénieurs suisses, un père et ses deux fils, soupçonnés de trafic de technologies nucléaires. Au profit de la Libye en particulier.

Ces documents, le Conseil fédéral (gouvernement) souhaite absolument les détruire. Sa justification: éviter que ces informations ne tombent en de mauvaises mains.

Le but de la saisie est de permettre à un tribunal de statuer sur le sort de ces documents, a expliqué jeudi soir le chef de l’Office des juges d’instruction Jürg Zinglé à la radio alémanique DRS.

Des fronts figés

Plus que jamais, les fronts demeurent figés. Le Conseil fédéral a répété jeudi qu’il fondait sa décision de détruire ces pièces ultrasensibles sur la Constitution fédérale. L’article 185 l’autorise en effet à prendre des mesures pour préserver la sécurité extérieure, l’indépendance et la neutralité de la Suisse.

Jeudi toujours, tard dans la soirée, le Département de justice et police (DFJP) a également souligné que «la saisie des documents à des fins de procédure pénale n’est juridiquement pas possible».

La démarche de la justice a par contre l’appui du Parlement, dont la délégation des commissions de gestion réclame la restitution de ces documents. Sur les ondes de la Radio suisse romande, son vice-président Pierre-François Veillon (Union démocratique du centre/ droite conservatrice) a stigmatisé «l’entêtement du Conseil fédéral».

Selon le député vaudois, le Parlement ne comprend pas pourquoi le gouvernement n’a pas suivi les recommandations de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Cette dernière a préconisé des mesures restreignant l’accès aux documents, mais elle aussi a donné son feu vert à leur conservation comme pièces à conviction en vue d’un procès, explique Pierre-François Veillon. «A partir de là nous ne comprenons plus la position du gouvernement».

La presse commente

Vendredi, les commentaires dans la presse suisse sont marqués par une certaine inquiétude. «La perquisition (…) n’est qu’une escarmouche dans ce qui ressemble de plus en plus à une guerre de tranchées entre les trois pouvoirs fédéraux: justice, parlement et conseil fédéral», constatent 24 heures et la Tribune de Genève.

Les deux quotidiens prévoient que «l’affrontement politique ne fait que commencer. Certains élus évoquent la création d’une commission d’enquête parlementaire. (…) A la lumière de l’affaire Tinner, on se dit au moins que l’essentiel est sauf: la justice peut faire son travail».

Par contre, «on peut sérieusement se poser des question sur le sens des réalités du gouvernement», jugent le Tages Anzeiger et le Bund sur la base de la réaction cassante du président de la Confédération après la perquisition.

Pour les deux journaux, cela fait d’ailleurs des semaines que le gouvernement refuse de discuter de manière constructive avec la justice et le parlement. «Il est honteux que cette action policière, légalement légitime, ne ramène pas ce gouvernement à la réalité du pouvoir politique.»

Conflit de compétences

Avec cette perquisition, la justice et les autorités d’instructions pénales ont «défié de manière incroyable les compétences du gouvernement national», fait observer la Neue Zürcher Zeitung. Le quotidien cite des spécialistes du droit. Pour eux, cet épisode met en lumière un véritable conflit de compétence entre les deux pouvoirs. Et la question de savoir à qui revient la primauté.

La perquisition de jeudi «a quelque chose de rassurant, nuance la Neue Luzerner Zeitung. Elle montre que la séparation des pouvoirs fonctionne en Suisse. Elle prouve que la justice, en cas de nécessité, s’oppose aussi à une décision gouvernementale, et ceci à l’échelon le plus élevé.»

Le gouvernement est peut être justifié à dissimuler les documents de l’affaire Tinner, fait observer l’Aargauer Zeitung. Une instance supérieure doit donc décider qui a raison, juge le journal, qui évoque le Tribunal fédéral ou une commission d’enquête parlementaire.

Car une chose est certaine: le pays a besoin d’éclaircissement sur les raisons profondes qui poussent le gouvernement à refuser de livrer ces documents. «La Suisse ne peut pas s’offrir ce genre de fâcherie violente entre exécutif et justice, assure la Berner Zeitung. La Suisse, qui tire profit comme peu d’autres pays de sa stabilité sociale, politique et même juridique – y compris en ces temps de crise financière globale».

Pierre-François Besson, swissinfo.ch et les agences

En décembre dernier, le Ministère public (Parquet) de la Confédération a constaté qu’il avait dans ses archives des copies de dossiers qui n’auraient plus dû être en sa possession après la décision du gouvernement du 14 novembre 2007 ordonnant la destruction de pièces à conviction.

En janvier dernier, la délégation des commissions de gestion du Parlement a sévèrement critiqué la destruction de documents ordonnée en son temps par le gouvernement.

En février dernier, le gouvernement a décidé de faire analyser et trier ces documents par l’AIEA. Cette procédure a permis d’identifier et de signaler les documents ayant trait à la prolifération de technologies nucléaires.

Les deux ingénieurs suisses Urs et Marco Tinner sont soupçonnés d’avoir participé à un trafic secret de technologie nucléaire vers la Libye. Ils ont été libérés sous caution après plusieurs années de détention provisoire.

L’enquête menée par le juge d’instruction fédéral se poursuit. Elle porte sur une éventuelle violation des lois sur l’exportation de matériel de guerre et le contrôle des marchandises, ainsi que sur le blanchiment d’argent.

Urs Tinner a été arrêté en octobre 2004 en Allemagne. Il a par la suite été livré aux autorités helvétiques.

Son frère a été arrêté en septembre 2005. Leur père, Friedrich Tinner, également soupçonné dans le cadre de la même affaire, a également été détenu provisoirement. Il a cependant été libéré début 2006.

Les trois membres de la famille Tinner auraient travaillé pour Abdul Qadeer Khan – le «père de la bombe atomique pakistanaise» – entre 2001 et 2003.

Toute l’affaire a éclaté en 2004, lorsque celui-ci a reconnu avoir livré illégalement de la technologie nucléaire à l’Iran, à la Corée du Nord et à la Libye.

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