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La Bâtie en résonance avec notre monde

Alan Humerose

Le festival pluridisciplinaire genevois s'ouvre le 28 août. Théâtre, danse et musique se partagent une affiche florissante. Zoom sur deux dramaturges, le Suisse Dominique Ziegler et l'Allemand Falk Richter. Même ambition chez les deux: montrer des individus ballotés par la logique du marché.

Dominique Ziegler et Falk Richter. Deux auteurs dramatiques. Quasiment le même âge: 39 ans. Le premier est suisse, le deuxième est allemand. L’un vit à Genève, l’autre à Berlin. Ils ne se connaissent pas. La distance les sépare, une même ambition les réunit: produire un théâtre vrillé à la réalité économique, sociale, politique.

Rien d’engagé néanmoins dans leur travail. Ce mot «engagé», usé jusqu’à la corde, ils ne l’aiment pas et n’hésitent pas à l’avouer sans s’être consultés bien sûr, car leurs propos, nous les avons recueillis séparément.

Ce qu’ils souhaitent l’un et l’autre, c’est offrir au public une voix posée, nettement moins pressée que celle des médias avides de flashs et de scoops.

Tous deux sont aujourd’hui présents au festival de la Bâtie, via leurs pièces. Dominique Ziegler a écrit Affaires privées, qu’il met lui-même en scène. Falk Richter, qui a travaillé pendant 4 ans au Schauspielhaus de Zurich avec Christoph Marthaler, a écrit Si on s’écrase maintenant, on meurt. Un texte que monte le metteur en scène franco-suisse Jérôme Richer.

Même thématique

Curieusement, une même thématique parcourt ici l’écriture de Dominique Ziegler et de Falk Richter. Question de génération, de rapport au monde. L’Occident qui chavire sous les vagues agressives de la crise économique et du cynisme des financiers, a produit sa race de «sauveteurs». Une race à part, à laquelle appartiennent justement ces deux dramaturges qui essaient de garder nos têtes hors de l’eau.

Manipulation et pouvoir nourrissent leur inspiration. Dominique Ziegler avoue que ce sont là les «deux mamelles de son écriture». En d’autres termes, Falk Richter explique: «J’appartiens à une génération d’écrivains qui rappelle l’ici/maintenant d’une société où se permutent sans cesse les rôles de chefs et d’exécutants, d’acteurs et de victimes».

Avec Affaires privées, Ziegler se faufile dans les arcanes du pouvoir financier. Sa pièce se passe dans une ville (supposée Genève) qui héberge une multitude de banques engagées dans des tractations pernicieuses. Ses personnages principaux? Un jeune trader suisse (qui fait penser à Jérôme Kerviel, le célèbre opérateur de marché de la Société Générale, accusé de négociations douteuses) et son employeur, un banquier français, une crapule qui se prend pour un prince.

Aucun ton moralisateur ici, mais un constat glaçant comme le rapport d’un médecin légiste, servi par une écriture incisive qui laisse apparaître tout le cynisme de cet univers de chacals.

Perversion disséquée

La perversion. C’est ce que dissèque Dominique Ziegler. «La perversion politique, précise l’auteur, car elle est en rapport avec la marche de la cité. Elle pourrit la vie de ceux qui la subissent bien sûr, mais aussi de ceux qui la pratiquent. Mon banquier est en guerre avec d’autres financiers du même acabit. Il encaisse donc une pression qu’il évacue en pratiquant le mobbing sur ses employés. L’humanité qu’il a perdue dans ses rapports professionnels, il la perd aussi dans ses rapports intimes. Ce que je montre, c’est la tension psychologique: comment vit-on dans un monde de manipulés?».

Même question, exactement la même posée par Falk Richter dans Si on s’écrase maintenant, on meurt. A croire que le Suisse et l’Allemand se sont passé le mot. A cette différence près que le personnage principal ici n’est pas un financier, mais un employé d’une multinationale qui endure la pression de ses collègues et s’en débarrasse par l’alcool, la masturbation, la télévision, la consommation abusive d’images… Bref, par une existence hallucinatoire qu’il s’offre jusqu’à l’absurde.

«Ce qu’on demande à l’individu aujourd’hui, c’est d’ajuster sa vie privée à la logique du marché. Or le marché bouge de plus en plus, change constamment de cap. C’est lui qui structure notre être, confie Falk Richter. Il nous faut donc nous affoler avec lui, zapper constamment si l’on veut survivre. Il en résulte une fatigue d’être soi que j’essaie de montrer à travers ce personnage d’employé, à la fois victime et acteur d’un destin qui le dépasse».

Ziegler-Richter : même guerre, même combat, avec deux écritures différentes dans leur forme. L’une réaliste, linéaire, celle de Ziegler, qui avoue non sans humour: «Je n’aime pas la métaphore vaseuse». L’autre, plutôt fragmentée, post moderne, qui favorise les changements brusques, un peu à l’image de ce marché qu’elle dépeint.

Ghania Adamo, swissinfo.ch

A voir dans le cadre de La Bâtie, festival de Genève:

Affaires privées. Du 7 au 12 septembre, au Théâtre Le Poche.

Si on s’écrase maintenant, on meurt. Du 1er au 10 septembre, à la Maison de quartier de la Jonction. Ce spectacle est suivi d’un autre texte de Falk Richter 7 Secondes.

Autres spectacles de théâtre recommandés:

Le Pulle de l’Italienne Emma Dante. Les 28 et 29 août. Au Théâtre du Loup.

Les entretiens de Yalta et Tokyo Notes du Japonais Oriza Hirata. Du 6 au 10 septembre. Au théâtre de l’Usine et au Théâtre Saint-Gervais.

Rouge décanté du Belge Guy Cassiers. Les 4 et 5 septembre. Au Château Rouge, Annemasse (France voisine).

Fils de Jean Ziegler, né à Genève en 1970.

Acteur, metteur en scène et auteur, il suit une formation à l’école de théâtre de Serge Martin, Genève.

En 2001, il écrit sa première pièceN’Dongo revient.

Suivent Opération Métastases, Building USA, Les rois de la com’ et Le Maître des minutes.

Son travail d’écriture s’étend à la Télévision suisse romande pour laquelle il signe des scénarios de téléfilms.

Au cinéma, il joue entre autres dans les films d’Alain Tanner.

A signaler, la parution prochaine chez Campiche de toutes ses pièces réunies dans la collection Répertoire.

Né à Hambourg en 1969.

Après des études de mise en scène à l’Université de Hambourg, il se fait rapidement connaître comme auteur et traducteur.

De 2000 à 2004, il travaille avec Christoph Marthaler au Schauspielhaus de Zurich.

A son actif plusieurs pièces de théâtre, dont Dieu est un DJ, Nothing Hurts, Peace, qui traite de l’intervention de l’OTAN au Kosovo, Hôtel Palestine

Il pratique une écriture de plateau où se conçoivent en même temps la mise en scène et les dialogues.

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