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Pourquoi les Ukrainiennes peinent à intégrer le marché du travail suisse

Le mouvement citoyen Campax a demandé en 2022 le statut de protection S pour toutes les personnes réfugiées. Il permet un accès direct au marché du travail suisse, mais seulement sur le papier.
Le mouvement citoyen Campax a demandé en 2022 le statut de protection S pour toutes les personnes réfugiées. Il permet un accès direct au marché du travail suisse, mais seulement sur le papier. KEYSTONE / ALESSANDRO DELLA VALLE

Il y a deux ans, le Conseil fédéral a activé le statut de protection S pour les personnes réfugiées d'Ukraine. Une première pour la Suisse. Mais l'intégration sur le marché du travail n'a pas été au rendez-vous.

«L’application du statut de protection S était tout simplement sans alternative», a déclaré Claudio Martelli, directeur suppléant du Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM), lors d’une conférence de bilan sur les deux dernières années écoulées en Suisse.

Ce statut est prévu pour les personnes forcées de fuir face à des situations de guerre aiguës, afin qu’elles ne viennent pas surcharger le reste du système. En effet, les personnes qui demandent le statut de protection S ne passent pas par une procédure d’asile.

Accueillies temporairement, elles peuvent travailler et ont droit à l’aide sociale. «Ce que les cantons, les communes et les villes ont réalisé dans la première phase du plan est très impressionnant», souligné Claudio Martelli.

Seule une personne sur cinq a un travail

Aujourd’hui, environ 66’000 personnes disposent d’un statut de protection active S. Le Conseil fédéral estime qu’il faut agir au niveau de l’activité professionnelle. Actuellement, seuls 20% des réfugiées ukrainiennes en âge de travailler ont un emploi. Et ce, bien que plusieurs branches recherchent désespérément de la main-d’œuvre et affrontent une pénurie de spécialistes.

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Pourtant, les réfugiées ukrainiennes disposent souvent d’une formation supérieure. Le Conseil fédéral souhaite doubler le nombre de personnes actives pour atteindre 40%, comme il l’a annoncé en novembre dernier.

Une conférence organisée à la mi-mars à Berne par le Pôle de recherche national sur la migration et la mobilité (NCCR) et le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) s’est penchée sur les lacunes en matière d’intégration sur le marché du travail.

Yelyzaveta Glynko et Peter Mozolevskyi, tous deux réfugiés ukrainiens, voient plusieurs raisons à cette faible activité professionnelle. L’une des difficultés, selon eux, est le manque de reconnaissance des diplômes et des certificats de capacités. Celui qui a travaillé comme psychiatre en Ukraine ne peut simplement pas prendre un poste de psychiatre en Suisse. Outre la reconnaissance des diplômes, la langue constitue souvent un obstacle.

«Personne ne s’attendait à ce que la guerre dure aussi longtemps», relève Andrej Lushnycky, consul honoraire d’Ukraine en Suisse. Un cours de langue, une formation ou une réorientation professionnelle ne semblaient donc pas absolument nécessaires au départ.

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Absence d’interface

Selon Daniella Lützelschwab de l’Union patronale suisse, si l’on est prêt à exercer une activité un peu différente, il y a de nombreux postes disponibles. Mais il y a un défi pour les employeurs: «Nous ne savons pas où se trouvent ces personnes et comment les trouver.»

Les PME, en particulier, ne disposent pas des ressources nécessaires pour trouver des Ukrainiens et des Ukrainiennes. «Cela devrait être organisé par les branches économiques», souligne Daniella Lützelschwab. Peter Mozolevskyi a constaté la même ignorance chez ses compatriotes. «Beaucoup ne connaissent pas du tout les possibilités et les offres en Suisse. La communication fait défaut.»

La Confédération a reconnu ce problème, dit Philipp Berger, chef de la division Admission marché du travail du SEM: «Nous travaillons actuellement à pouvoir proposer des mesures.» Il s’agit de communication et aussi de matching, c’est-à-dire de la mise en relation entre employeurs et employés. Il faudrait davantage prendre en considération d’autres canaux, comme les réseaux sociaux ou les articles dans les médias ukrainiens.

Le Parlement s’engage

Le Parlement souhaite également améliorer l’intégration des personnes avec le statut S sur le marché du travail. Le Conseil national et le Conseil des États ont adopté en mars une motion correspondante de la Commission des institutions politiques du Conseil national. Elle veut remplacer l’obligation d’autorisation de travail par une obligation d’annonce. Cela apporterait plus de flexibilité et aurait un effet moins dissuasif chez les employeurs potentiels, car il suffirait de remplir un formulaire en ligne.

Daniella Lützelschwab salue tout allègement administratif, mais reste sceptique quant à son effet: «Nous demandons avant tout de la prévisibilité.» Il est difficile d’embaucher des travailleurs si l’on ne sait pas combien de temps ils resteront en Suisse, ou combien de temps le statut de protection S sera encore valable. Elle souhaite donc une communication anticipée de la part de la Confédération.

Formation accélérée dans la gastronomie

Le canton de Vaud, en Suisse romande, enregistre un taux d’activité plus bas chez les réfugiés d’Ukraine que la moyenne en Suisse alémanique. Seuls 10% ont un emploi. C’est pourquoi le canton a développé sa propre solution, explique Isabelle Moret, conseillère d’Etat et cheffe du Département de l’économie.

Les personnes originaires d’Ukraine – contrairement à d’autres réfugiés – ne veulent pas passer le reste de leur vie en Suisse. En conséquence, des formations rapides de quelques semaines ont été mises sur pied pour déboucher directement sur un emploi. Actuellement, un projet pilote est en cours avec GastroVaud afin de recruter de la main-d’œuvre spécifique pour le secteur de la restauration. «Cela en vaut la peine, surtout dans les branches qui connaissent de toute façon une rotation élevée», dit Isabelle Moret.

Le consul honoraire Andrej Lushnycky salue cette idée. Des solutions rapides sont cruciales, car il faut garder à l’esprit que ces personnes retourneront un jour en Ukraine. «Une Ukraine vide serait un gros problème. Pour la reconstruction du pays, il est important que les gens reviennent», souligne-t-il.

Dans l’idéal, cela ouvrirait aussi de nouvelles possibilités. Des collaborations pourraient se nouer entre les entreprises suisses qui soutiendraient la reconstruction en Ukraine et des travailleurs ukrainiens qui connaissent déjà ces firmes. Et le retour de ces personnes sera nécessaire. «Actuellement, environ six millions de personnes vivent dans des pays européens en tant que réfugiés et manquent à l’appel en Ukraine.»

Des réfugiés dont on sait peu de choses

«En fait, 100% des réfugiés devraient être occupés – mais pas forcément comme travailleurs.»

Isabel Moret, Conseillère d’Etat du canton de Vaud

Isabelle Moret regrette que le Conseil fédéral ait fixé l’objectif de 40% de personnes actives. «En fait, 100% des réfugiés devraient être occupés – mais pas forcément comme travailleurs.» Les personnes mineures devraient être scolarisées, les 18-25 ans devraient suivre une formation diplômante, et celles qui souffrent psychiquement ou physiquement devraient être soignées plutôt que de travailler. Les cours de langue sont également importants. Sans oublier que de nombreuses mères doivent s’occuper de leurs enfants, car il est difficile de trouver des structures d’accueil en Suisse.

«Dans le canton de Vaud, il y a 3600 personnes d’origine ukrainienne qui ont entre 18 et 65 ans. Nous ignorons ce que font 2000 d’entre elles», rapporte Isabelle Moret. Elles ne sont pas inscrites à l’ORP et n’ont pas demandé de permis de travail. «Peut-être travaillent-elles d’ici pour une entreprise ukrainienne ou suivent-elles un cours sans passer par les voies officielles», poursuit-elle.

Afin d’y voir plus clair, ces 2000 personnes sont invitées à s’annoncer au canton. «Pour aider les gens individuellement et les encourager, nous devons d’abord savoir où en est la situation», avance Isabelle Moret. Les personnes qui ne répondent pas à l’invitation de s’annoncer devront payer une amende, ajoute-t-elle. L’objectif n’est pas de les obliger à travailler mais de mieux les comprendre.

Une évaluation du statut de réfugié S

Les expériences faites avec le statut de protection S pourraient également être intéressantes pour d’autres groupes de réfugiés, selon Isabelle Moret. C’est également l’avis du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). Même si l’on peut se féliciter de la rapidité de l’aide, le statut de protection S crée aussi des différences entre les réfugiés.

Un statut de protection S pour tous les réfugiés n’est pas souhaitable, déclare Anja Klug, directrice du bureau suisse du HCR. Car les personnes admises à titre provisoire ont moins de droits que les réfugiés reconnus.

Un groupe d’évaluation mis en place par le Département fédéral de justice et police (DFJP) examine actuellement quelles leçons peuvent être tirées de l’application du statut de protection S. Cette cellule de travail a pour mission d’évaluer la mise en œuvre de ce statut.

«Celui-ci présentera en milieu d’année un rapport qui va comparer et contextualiser les différents statuts dans le domaine de l’asile», détaille Claudio Martelli du SEM. Cependant, il serait illusoire de vouloir résoudre toutes les contradictions et les dysfonctionnements de la législation suisse en matière d’asile en se basant sur les expériences du statut S. «Mais il y a déjà eu plusieurs adaptations par le passé et nous allons dans le bon sens», affirme le représentant de la Confédération.

Texte relu et vérifié par Marc Leutenegger, traduit de l’allemand par Mary Vakaridis/sj

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