Faut-il plutôt fâcher le peuple ou l’UE?
Le gouvernement suisse décidera très bientôt s’il entend limiter l’afflux de main-d’œuvre en provenance des pays de l’Union européenne. L’activation de la «clause de sauvegarde» le place devant un dilemme: sa décision fâchera soit les citoyens suisses soit Bruxelles.
D’un point de vue juridique, la situation est claire. Si l’immigration de main-d’œuvre en provenance des pays de l’UE atteint un certain seuil, ce qui sera le cas fin avril, le Conseil fédéral peut activer ce que l’on appelle la clause de sauvegarde et ainsi contingenter l’immigration. Cette possibilité est stipulée dans l’accord sur la libre circulation des personnes conclu entre Berne et Bruxelles.
D’un point de vue politique en revanche, la situation est complexe et délicate. Si le gouvernement renonce à activer la clause de sauvegarde, il apparaîtra auprès d’une grande partie de la population comme un collège d’indécis sous la tutelle de l’UE et qui anticipe ses exigences, plutôt que de prendre au sérieux les préoccupations de ses citoyens.
Si le Conseil fédéral se décide pour une limitation de l’immigration, il irritera alors l’UE au moment même où des questions institutionnelles non résolues pèsent sur les relations entre les deux partenaires. Il y a un an, lorsque la Suisse avait activé la clause de sauvegarde pour huit pays d’Europe de l’Est qui ont rejoint l’UE en 2004, cette décision avait provoqué de vives réactions dans les pays concernés. L’UE avait protesté contre ce qui apparaissait à ses yeux comme une violation du principe de non-discrimination.
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En Suisse, le Conseil fédéral risque d’apparaître comme un perturbateur de la croissance économique. En même temps, l’activation de la clause de sauvegarde peut être interprétée comme le signe que l’immigration est considérée comme un problème.
Objectivement, la proportion d’étrangers vivant en Suisse ne se modifiera que de manière tout au plus marginale, avec ou sans la clause de sauvegarde, comme le montrent les prescriptions pour le calcul des contingents.
Ces contingents peuvent par ailleurs être contournés en se rabattant sur des autorisations de séjour de courte durée. Les expériences vécues avec les pays de l’Est l’ont clairement montré: les chiffres de l’immigration en provenance de ces pays n’ont pratiquement pas bougé depuis l’activation de la clause de sauvegarde.
Selon l’accord sur la libre circulation des personnes, la clause de sauvegarde peut être activée jusqu’au 31 mai 2014 pour les 25 premiers Etats membres de l’UE, et jusqu’au 31 mai 2019 pour la Bulgarie et la Roumanie. Passé ce délai, il ne sera plus possible de contingenter la libre circulation.
Menaces des urnes
La clause de sauvegarde ne convainc pas tout le monde. Pour le Parti socialiste, on vend «un valium à la population». Pour la Société suisse des entrepreneurs, il s’agit d’un «placebo».
Mais alors pourquoi cette agitation autour d’un placebo? La cause en est l’initiative populaire «Contre l’immigration de masse», lancée par l’Union démocratique du centre (UDC / droite conservatrice). Le peuple se prononcera sur ce texte en juin 2014, soit juste après l’expiration de l’échéance pour activer la clause de sauvegarde.
Et un an plus tard, le peuple suisse sera à nouveau appelé aux urnes pour se prononcer sur l’extension de la libre circulation des personnes à la Croatie, pays qui rejoindra sous peu l’UE.
Ce qui est en jeu dans ces deux scrutins, c’est l’avenir des relations bilatérales entre la Suisse et l’UE. L’initiative de l’UDC exige des contingents et une réglementation beaucoup plus sévère de l’immigration. Si elle était acceptée, l’accord avec l’UE devrait être abandonné ou, tout du moins, renégocié avec Bruxelles. Un refus d’étendre la libre circulation à la Croatie remettrait aussi l’accord en cause.
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Perche pour l’UDC?
Le Conseil fédéral, la majorité bourgeoise du Parlement, les socialistes, les Verts, les organisations économiques et les syndicats – bref, une large majorité – veulent éviter un naufrage des relations avec l’UE.
Mais les avis sont plus partagés sur la manière d’y parvenir. La clause de sauvegarde ne résoudra pas les problèmes liés à la libre circulation des personnes, argumentent par exemple les socialistes. Ils soulignent aussi que la clause de sauvegarde arriverait précisément à échéance peu de semaines avant le scrutin, ce qui créerait un vide réglementaire potentiel et offrirait une perche aux partisans de l’initiative.
«La décision que le Conseil fédéral doit prendre est délicate, admet Michael Hermann, géographe et politologue à l’université de Zurich. Mais il doit montrer qu’il a tenté tout ce qui est envisageable pour amortir les effets de la libre circulation. Il doit démontrer qu’à l’avenir, il tentera de faire pression sur l’UE pour éventuellement trouver des solutions spécifiques pour la Suisse.»
Manque de personnel qualifié
Le Conseil fédéral prendra prochainement sa décision. Il a plusieurs options. Il peut renoncer à la clause de sauvegarde, prolonger pour une durée maximale d’un an l’actuelle clause de sauvegarde qui est appliquée aux pays de l’Est ou encore étendre cette clause aux autres pays de l’UE.
Les différents partis politiques et groupes d’intérêts ont fait connaître leur position. Les partis de droite demandent une extension de la clause aux 25 premiers Etats de l’UE. En revanche, les partis de gauche et les syndicats, mais aussi les milieux agricoles, les PME ainsi que les organisations faîtières de l’hôtellerie et de l’économie y sont hostiles.
«Dans un contexte économique toujours difficile et face à une pénurie persistante de main-d’œuvre spécialisée, les entreprises, les régions périphériques et l’agriculture auraient vraisemblablement plus de difficulté à embaucher», écrit economiesuisse dans un communiqué. L’organe faîtier de l’économie avertit par ailleurs qu’une telle mesure «pèserait considérablement sur les relations bilatérales avec l’UE.»
Fronts clairs
«Je trouve fondamentalement positif qu’il existe un débat entre les élites politiques et économiques, estime Michael Hermann. Si l’économie ne soutenait plus la libre circulation des personnes, ce serait alors le signal qu’il ne s’agit plus d’un bon projet d’un point de vue économique.»
Pour le politologue, il est important, en vue des scrutins à venir, «que les fronts soient clairs et que la population voie que les choses sont prises au sérieux et qu’on ne traite pas ses préoccupations par-dessus la jambe».
Dans une Europe en grande partie en proie à la crise économique, la prospérité suisse agit comme un aimant.
En janvier 2013, le nombre d’immigrés en provenance de l’UE-17 a augmenté de presque 33% par rapport à janvier 2012. Parmi les ressortissants de l’UE-8 (pays de l’Est), cette hausse a atteint presque 50%.
5500 immigrés de l’UE-17 ont obtenu une autorisation de séjour prolongée en janvier. C’est le 2e plus important afflux mensuel depuis début 2009. Le principal pays d’émigration vers la Suisse est l’Allemagne, suivie de l’Italie, du Portugal, de la France et de l’Espagne.
Au total, plus de 79’000 ressortissants de l’UE-17 et 13’500 de l’UE-8 sont arrivés en Suisses entre février 2012 et janvier 2013.
Si la courbe de l’immigration se poursuit sur la même lancée, la Suisse pourrait appliquer la clause de sauvegarde à tous les pays de l’UE d’ici fin avril.
Cette clause pourrait aussi être appliqué pour les séjours de courtes durée (permis L), car le nombre de demandes a augmenté de plus de 15’200 entre le 1er mai 2012 et avril 2013.
L’accord de libre circulation des personnes entre la Suisse et l’UE a été signé en 1999 et est entré en vigueur le 1er juin 2002 avec les 15 Etats qui étaient membres de l’UE à cette époque (UE-15).
Le 1er avril 2006, il a été étendu aux dix Etats qui avaient rejoint l’UE en 2004. Chypre et Malte ont immédiatement été intégrés aux règles valables pour les 15 premiers pays; l’UE-15 est donc devenue l’UE-17. Les huit autres pays forment le groupe UE-8.
Depuis le 1er juin 2009, l’accord s’applique aussi aux derniers Etats membres de l’UE: la Bulgarie et la Roumanie (UE-2).
L’application de l’accord se fait en trois phases.
Dans la première, la libre circulation n’est pas totale, mais est soumis à des contingents.
Dans la seconde, la libre circulation est totale, mais la Suisse a la possibilité d’appliquer une clause de sauvegarde (réintroduction de contingents) si le nombre d’autorisation de séjour dépasse d’au moins 10% la moyenne annuelle des autorisations émises au cours des trois années précédentes. La clause de sauvegarde ne peut être activée que sur une période de deux ans au maximum.
Dans la troisième, la libre circulation est totale et sans clause de sauvegarde.
L’accord de libre circulation vaut également entre la Suisse et les trois pays de l’Association européenne de libre-échange (AELE): le Liechtenstein, la Norvège et l’Islande.
(Traduction de l’allemand: Olivier Pauchard)
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