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Le très charitable entrisme du Qatar en Europe

Le MUCIVI
Au Musée des civilisations de l'Islam (MUCIVI) à La Chaux-de-Fonds. «Dès son ouverture, le Mucivi a fait l’objet de polémiques. D’abord, sur sa présentation de certaines séquences historiques, notamment la période préislamique, qualifiée d’ignorante (jahaliya en arabe). Comme si, oubliant les deux autres religions monothéistes – le judaïsme et le christianisme –, nées dans la même région, rien n’avait existé avant Mahomet et l’islam!» Qatar Papers, p.183 Patrice Schreyer/MUCIVI

Dans leur dernière enquête intitulée «Qatar papers - Comment l’émirat finance l’islam de France et d’Europe», les journalistes Christian Chesnot et Georges Malbrunot précisent l’objectif et la force de frappe financière de l’œuvre d’entraide Qatar Charity, notamment en Suisse. Entretien avec Georges Malbrunot. 

Pour leur enquête, Christian Chesnot et Georges Malbrunot ont bénéficié il y a deux ans environ d’une fuite de documents internes à une ONG financée par la famille royale qatarie: la Qatar Charity (QC). Un soft power religieux ralenti depuis par la guerre larvée que mènent les Etats du Golfe (sauf le Koweït et le sultanat d’Oman) contre leur petit voisin.

+ Le Qatar, «un acteur privilégié du financement de l’islam en Europe»

L’enquête consacre un chapitre à la Suisse en montrant que l’ONG QC aurait injecté entre 2011 et 2014 plus de 4 millions de francs dans cinq projets d’organisations musulmanes à Prilly (Vaud), Bienne (Berne), La Chaux-de-Fonds (Neuchâtel) et Lugano (Tessin).


Si vous souhaitez mieux connaître Georges Malbrunot, il sera le 7 mai au Musée nationalLien externe à Zürich pour la deuxième des trois conférences en langue française agendées dans cette institution pour 2019.

En tant que partenaire média des conférences du mardi du Musée national, swissinfo.ch offre à ses lecteurs un nombre limité de places gratuites. Elles seront attribuées selon le principe du premier venu, premier servi. Il n’y aura ni tirage au sort ni questionnaire à remplir: envoyez simplement un courriel à thomas.waldmeier@swissinfo.ch avec votre nom complet et vos informations de contact.

Les «Qatar papersLien externe» soulignent le rôle central de Mohamed et Nadia Karmous, à la tête de l’imposant «Musée des civilisations de l’islamLien externe» de La Chaux-de-Fonds. Un centre qui a reçu au moins sept transferts de fonds pour un total de près de 1,4 million de francs.

+ L’islam fait son entrée au musée dans un climat électrique (2016)

swissinfo.ch: Que vous inspirent les premières réactions à votre enquête?

Georges Malbrunot: On ne peut échapper à la récupération politique par tel ou tel milieu. Il y a une guerre larvée entre le Qatar et ses voisins. Ces derniers profitent de cette enquête qui confirme, selon eux, leurs craintes et leurs accusations contre le Qatar. Quant aux sympathisants des Frères musulmans, ils dénient ou minimisent les faits que nous établissons. Mais nous ne rentrons pas dans ce type de débat.

Ce n’est pas un livre contre l’islam. Il ne pointe pas les associations islamiques comme étant des foyers de djihadistes. Il ne dit pas non plus que les financements mis en lumière sont illégaux.

Nous exposons des faits. Notre enquête met en garde contre les dangers que représente ce prosélytisme lié aux Frères musulmans en Europe par le biais de Qatar CharityLien externe. L’objectif de cette mouvance est d’adapter la loi commune à son principe d’un islam politique. Ce qui favorise in fine le communautarisme.

Christian Chesnot, Georges Malbrunot
Christian Chesnot et Georges Malbrunot à leur arrivée à l’aéroport militaire français de Villacoublay le 22 décembre 2004. Les deux journalistes ont été enlevé pendant quatre mois par l’Armée islamique en Irak. Keystone / Michel Euler


Le Qatar agit-il différemment que l’Arabie saoudite dans cette volonté d’influence en Europe?

Mise sous pression depuis les attentats du 11 septembre 2001, l’Arabie saoudite a fait profil bas et fait des efforts. Le royaume collabore sur ces questions avec les pays occidentaux. Mais les financements de mosquées ou autres continuent, même si officiellement il s’agit d’initiatives privées. Le Qatar a profité de son relatif désengagement pour acheter de l’influence et devenir un opérateur important sur le marché de l’islam en Europe. Et ce avec la Turquie qui est son alliée et le dernier intervenant sur le marché de l’islam européen.

En Suisse précisément, les musulmans sont majoritairement originaires de Turquie et des Balkans…

Il sera intéressant d’observer sur le terrain si et comment se nouent les liens alimentés par des fonds qataris qui pourraient être mis en œuvre par du personnel turc. Même si la Turquie d’Erdogan est proche des Frères musulmans, la pratique turque de l’islam est spécifique, différente de celle du Qatar et des pays arabes.

Ce prosélytisme du Qatar s’inscrit donc dans la bataille pour le leadership sur l’Islam sunnite?

C’est en effet un des facteurs de la lutte d’influence entre Arabie saoudite et Qatar en Europe et ailleurs, en Afrique et en Asie. L’avantage du Qatar, au moins en Europe, c’est qu’il se connecte aux réseaux des Frères musulmansLien externe qui sont très bien organisés. Cet ensemble permet au Qatar de suivre ses financements et d’en contrôler l’usage. Tout le contraire des réseaux salafistes soutenus en leur temps par l’Arabie saoudite.

Ce maillage qatari vise à créer les prémices de micro-sociétés dans les pays européens, écrivez-vous. Vraiment?

Cela nous a frappés. C’est une constante, comme le montrent les documents internes. L’un des objectifs de Qatar Charity – exprimé dans le programme Al-Ghaith que dirige le cheikh Ahmad Al-Hamadi – est d’assurer la propagation de l’identité islamique en Europe et dans le monde. Ce qui passe par l’édification de mosquées conçues comme des centres de vie avec, si possible, des écoles, des centres commerciaux, des crèches, des espaces funéraires, des centres médicaux, sociaux et des logements. Il s’agit donc d’accompagner l’individu musulman de la naissance à la mort dans le cadre de l’Islam global prôné par les Frères musulmans. Ce sont bien des embryons de contre-sociétés qui favorisent le communautarisme. Ce qui, à moyen terme, peut devenir dangereux.

Votre enquête donne le sentiment que les gouvernements européens peinent à trouver des réponses face à ce prosélytisme, quel que soit leur rapport à la laïcité…

Il y a une exception. Le Royaume-Uni favorise ce communautarisme. Raison pour laquelle Qatar Charity avait installé son QG à Londres. Dans les documents que nous avons obtenus, Qatar Charity déplore aussi les difficultés rencontrées en Allemagne pour ouvrir des écoles musulmanes sous contrat avec l’Etat. En Italie, ils ont répondu avec le 8 pour 1000, un prélèvement sur les impôts affectés aux associations. La France est engagée dans un débat sur la réforme des cultes, avec pour objectif justement de couper ce financement extérieur et d’assurer la transparence du financement.

Mais il est vrai que chaque pays semble un peu désarçonné. Aucun pays n’a conscience des politiques suivies par ses voisins. Et dans chacun de ces pays, il y a des maires qui font parfois de l’électoralisme ou cherchent à éviter les problèmes en acceptant des projets soutenus par la Qatar Charity ou en refusant de trop s’intéresser à ces questions, certes complexes.  

La Suisse réagit-elle différemment?

En Suisse, les associations ont un statut qui les protège fortement. Il n’est donc pas possible de connaitre les donateurs de ces fonds, sauf en cas d’enquête spécifique. Ce qui protège toutes ces associations qui peuvent faire venir l’argent de droite et de gauche.

Depuis le 11 septembre, certains gouvernements comme la France ou la Suisse ont exigé que les musulmans s’organisent pour designer des représentants. N’ont-ils pas favorisé l’élan prosélytes du Qatar et des Frères musulmans qui avaient l’organisation pour investir cet espace?

En effet, nous l’avons vu en France avec Nicolas Sarkozy qui a ouvert la porte aux Frères musulmans avec l’UOIF. En Italie, c’est l’Unione delle Comunita’ Islamiche d’Italia (UCOII) qui joue ce rôle. En Allemagne, c’est l’IGD, la filiale allemande des Frères musulmans. Toutes les personnes qui vont prier dans ces mosquées ne sont pas des Frères musulmans. Mais via ces financements et ces associations, le discours politique des Frères musulmans continue de se fait entendre, même discrètement

Les données que vous avez récoltées s’arrêtent à début 2017. Est-ce que les dynamiques observées se poursuivent?

Non, elles se sont plutôt arrêtées après juin 2017 quand un blocus a été imposé au Qatar par ses voisins du Golfe (sauf le Koweït et le sultanat d’Oman)  qui demandent, entre autres, de fermer Qatar Charity. Le Qatar a donc dû mettre la pédale douce sur ses investissements. Ils ont fait des efforts, mais parfois ils finassent aussi. Par exemple, ils ont fermé Qatar Charity à Londres pour ouvrir dans la foulée Nectar Trust, un faux-nez de Qatar Charity. Ils ont réduit leurs investissements sans les arrêter complètement. Et de plus en plus de banques, notamment françaises, n’acceptent plus de transferts de fonds de Qatar Charity.

Au Qatar, c’est le bureau de l’émir qui désormais contrôle et gère les flux financiers des ONG du pays. Le problème étant qu’avec les pays du Golfe, il faut exercer beaucoup de pression pour obtenir un début d’action.

La première expansion de la Confrérie

Les Frères musulmans sont créés en 1928 à Ismaïlia en Egypte par Hassan al-Banna, instituteur et professeur de théologie. Le but d’Hassan al-Banna est double : dire son opposition à la présence britannique en Egypte et en Palestine et réislamiser la société égyptienne et le reste du Moyen-Orient, par la mise en place de la Charia (la loi islamique). Son objectif de propager les valeurs de l’Islam ne le place pas sur le terrain du nationalisme arabe.

La confrérie met en place des structures sociales et associatives, dans le but d’éduquer les jeunes générations. Rapidement, le mouvement dépasse les frontières de l’Egypte et se développe au Moyen-Orient, notamment en Syrie, en Palestine et en Jordanie.

En 1954, l’organisation est interdite par Nasser et beaucoup de Frères musulmans se réfugient alors en Arabie saoudite.

Saïd Ramadan, gendre et héritier spirituel du fondateur des Frères musulmans Hassan el-Banna se fixe à Genève en août 1958.  Il fonde en 1961 le Centre islamique de Genève, le plus ancien d’Europe consacré à la diffusion de l’islam. Le centre est également la première concrétisation européenne de son projet de réseau de centres indépendants de toute ingérence d’État. Saïd Ramadan a été soupçonné d’être l’auteur du ProjetLien externe, un plan d’islamisation de l’Europe daté de 1982, découvert en 2001 par les renseignements suisses au domicile de Youssef Moustafa Nada.



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