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Swissair, l’icône perdue de la Suisse

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Comme une onde de choc, la chute de la maison Swissair a provoqué une émotion intense, générale et teintée d'incrédulité. Dans le climat d'insécurité créé par les événements des dernières semaines, la disparition d'un repère aussi immuable, aussi fédérateur et aussi chargé de sens provoque un vrai sentiment de vide et de perte d'identité.

«La Suisse n’existe pas»: ce slogan provocateur du pavillon suisse à l’Exposition de Séville, signé Ben Vautier, avait provoqué en son temps un tollé dans le pays. Aujourd’hui, on serait tenté de le compléter ainsi: «…mais Swissair la fait exister». Voilà qui résume le rôle fédérateur de la compagnie aérienne – qui n’avait de «national» que le nom – bien au-delà du cercle restreint de ses utilisateurs.

D’autres symboles également malmenés – comme les PTT, les CFF ou le M de Migros – ne sont pas aussi porteurs. Le patriotisme des Suisses, avant tout limité à leur canton, prend une dimension nationale quand ils sont à l’extérieur, quand ils se sentent menacés. Et Swissair est seule à revêtir cette dimension universelle d’ouverture au monde. C’est ainsi que l’émotion unanime a en quelque sorte ressoudé le pays face à l’adversité.

«Traumatisme», «cataclysme», «drame national»…

Les mots et autres qualificatifs sont forts, d’autant plus exceptionnels dans ce pays si peu porté aux manifestations d’émotion ou aux excès de langage. Et tout le monde, ou presque, tient le même langage de l’émotion.

Ajouté aux catastrophes de ces derniers jours – les attentats aux Etats-Unis, l’explosion d’une usine chimique à Toulouse, en France, la fusillade de Zoug – la disparition de l’emblème renforce le climat d’inquiétude qui règne actuellement.

Le sociologue genevois Jean-Pierre Keller résume fort bien cet état d’esprit. «Swissair n’est pas une entreprise comme les autres, dit-il. C’est une sorte de symbole permanent, familier et rassurant. C’est important dans un monde comme le nôtre, où les repères tendent à disparaître.»

Et Jean-Pierre Keller d’ajouter: «finalement, la Suisse n’a pas tant de ces symboles, à part le Cervin, le couteau suisse et Nestlé qui ne font pas le poids face à Swissair.»

Pour le sociologue genevois, Swissair unit à la fois des qualités typiquement helvétiques – sécurité, solidité, ponctualité – et l’ouverture au monde. En outre, ce symbole n’avait pas d’ennemis et il fédérait en quelque sorte les citoyens de ce pays. «C’est cela, affirme Jean-Pierre Keller, qui explique l’émoi des Suisses.»

«C’est toute l’image du pays qui est touchée»

Peter Hutzli, membre de la direction d’économiesuisse, lui, ne cache pas sa tristesse: «la compagnie, qui fête théoriquement cette année son 70e anniversaire, était une sorte de modèle de respectabilité et jouissait d’une excellente image.»

«Par exemple, ajoute Peter Hutzli, la tragique catastrophe du vol SR 111 en 1999 à Halifax n’a pas entamé le capital de sympathie de la compagnie, laquelle n’a subi aucune diminution du nombre des passagers par la suite. Avec la disparition de cette marque, c’est toute l’image du pays qui est touchée.»

Pierre Keller, directeur de l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL) est véhément: «je voyage depuis trente ans avec Swissair et je suis un vrai fan. Sa force n’était pas sa direction catastrophique mais dans son personnel qui, en revêtant l’uniforme, personnifiait un peu ce pays, son image de gentillesse et d’accueil. Quand vous embarquez à l’autre bout du monde, vous vous asseyez sur votre siège et ouf, vous êtes chez vous!»

Même sentiment chez Marco Solari, ancien patron du tourisme suisse, orchestrateur des festivités du 700e anniversaire de la Confédération et actuel président du Festival de Locarno. Il se rappelle son départ de Santiago du Chili en 1975, pendant les jours les plus noirs de la dictature de Pinochet.

«J’ai rarement ressenti autant d’émotion que ce jour-là, se souvient Marco Solari. Je me sentais tout à coup en sécurité, rien ne pouvait plus m’arriver. C’était un petit bout de patrie qui se promenait dans le vaste monde.»

Le revers de l’emblème

Certes, Swissair avait vu sa bannière ternie, ces derniers temps en Europe, avec sa politique d’expansion et de rachats. Et, en introduisant l’anglais comme langue de travail en Suisse, l’entreprise avait beaucoup perdu de son caractère helvétique. Et pourtant.

Muriel Bessis, publicitaire et auteur de «Les noms qui gagnent», relève la force du symbole sur les inconscients: «Avec un nom pareil, le symbole du pays sur ses avions, la compagnie helvétique est un véritable drapeau». Mais comme toute médaille, cette valeur d’emblème est à double tranchant.

Pour Muriel Bessis, «lorsque l’image de l’entreprise est touchée d’une manière ou d’une autre – en France, nous avons vécu un traumatisme identique avec l’accident du Concorde – cela rejaillit sur l’image du pays tout entier, au point que chaque citoyen se sent touché.»

C’est le cas aujourd’hui, bien que les conséquences de l’éclatement de cette icône soient encore difficiles à mesurer. Bien sûr, Crossair reprend une partie des activités de Swissair, mais rien ne sera plus pareil. Amputée de sa dimension intercontinentale, Swissair – et donc la Suisse – est, d’une certaine façon, ramenée à sa véritable dimension de petit pays face à la complexité du village global.

Isabelle Eichenberger

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