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Voyage doux-amer à Bruxelles pour un groupe suisse pro-européen

Trois hommes devant des drapeaux de pays européens
Le drapeaux suisse va-t-il un jour flotter à Bruxelles? Pour le groupe qui a fait le voyage dans la capitale européenne, la question mérite au moins d'être posée. Keystone / Julien Warnand

Jamais la question d’une adhésion de la Suisse à l’Union européenne n’a, semble-t-il, été aussi absurde à poser qu’aujourd’hui. A priori. Pour en avoir le cœur net, des Suissesses et Suisses pro-européens ont pris la direction de Bruxelles.

«Évidemment que la Suisse est membre de la famille européenne, mais un membre inconfortable. Nos relations futures? Tout dépendra de la Suisse, puisque l’UE a déjà fait connaître clairement sa position depuis longtemps».

Voilà quelques-unes des réponses apportées par des collaboratrices et collaborateurs de la Commission européenne à une douzaine de Suissesses et Suisses en vadrouille à Bruxelles. D’obédience pro-européenne et militant pour une adhésion, ce groupe n’a pu sur place qu’acquiescer à ces remarques à l’occasion d’un voyage organisé par le Mouvement européen suisse, ex-Nomes.

Si d’autres organisations de ce type existent en Europe, le mouvement actif en Suisse a de la peine à être audible. Dernière étape de ce périple au cœur de l’Europe, la visite auprès de la Commission européenne fut l’occasion pour ces Helvètes de se faire réentendre dire implicitement que la Suisse… soit ne sait pas ce qu’elle veut, soit qu’elle hésite délibérément à s’exprimer clairement.     

En cette veille d’élections fédérales, l’Europe reste en Suisse un sujet repoussoir tant la question de l’adhésion semble éloignée des préoccupations actuelles. Peu de candidates et de candidats s’expriment sur le sujet. «Cela équivaudrait pratiquement à un suicide politique», confie à swissinfo.ch l’un des participants.

Mais politiquement parlant, le dossier n’est pas clos. Le parti socialiste, qui siège au gouvernement, a inscrit dans son programme l’adhésion à l’Union européenne comme un objectif à terme. En outre, sur les douze dernières votations populaires en lien avec l’UE, onze ont été approuvées par le peuple. Mais si on se penche sur les statistiques, le moteur est grippé. En 2019, à peine 6,5% des 18-34 ans ont marqué leur penchant pour une adhésion. Et en 2021, seuls 19% des doubles nationaux de Suisse, de 15 ans et plus avec la moitié possédant un passeport européen, ont dit oui à l’Europe. Il apparaît dès lors que même dans ces cercles-là tout le monde n’adhère pas à cette idée d’adhésion.

Portrait d un homme
Thomas Sutter habite Zurich: «La Suisse devrait adhérer à l’Union européenne, même si je suis conscient que cette adhésion ne se fera pas rapidement. Mais à terme, c’est le but vers lequel nous devrions tendre. Un État ne peut affronter seul tous les problèmes qui se présentent aujourd’hui en Europe: la guerre et les crises climatique et migratoire. Ma position tranchée est peu suivie, beaucoup se prononçant de préférence pour de bonnes relations avec l’UE mais avec distance. Après ce voyage, j’ai compris que les personnes qui œuvrent à Bruxelles travaillent à l’édification de quelque chose de grand». swissinfo.ch

Pourquoi changer une formule qui marche?

Comment se fait-il que la Suisse ne veuille plus envisager d’adhérer alors que dans l’histoire il n’en a pas toujours été ainsi? Au début des années 1990, l’idée avait fait son chemin dans la classe politique et au cœur de la société. Selon le Mouvement européen suisse, ce désintérêt a plusieurs explications. Un manque de courage et de vision politique, notamment de la part d’une gauche que le Mouvement juge trop timorée. De tendance conservatrice et nationaliste, l’Union démocratique du centre (UDC) se présente, elle, depuis trente ans l’UE comme un épouvantail et exploite ce thème politiquement. Paradoxe: la voie bilatérale empruntée par la Suisse montre son efficacité. Pourquoi changer?

Mais si cette recette a bien fonctionné jusqu’à présent, on craint maintenant qu’elle ait fait son temps. Bruxelles privilégie depuis longtemps un toilettage de sa relation avec la Suisse en tentant de l’élever à un autre niveau pour régler la question institutionnelle. Mais un nouvel accord-cadre avec Bruxelles obligerait la Suisse à suivre les mesures édictées par l’UE. Laquelle pourrait par la même occasion se débarrasser de l’écheveau de règlements spéciaux conclus depuis le temps avec la Suisse, dont certains qui rendent envieux des États-membres.  

La montre jouerait aujourd’hui en défaveur de la Suisse, selon plusieurs analystes. Le Brexit a laissé des traces à Bruxelles et l’UE a également maille à partir avec des pays chantres de l’illibéralisme en son sein. Le Vieux Continent n’a de façon sensible aussi plus aujourd’hui le même poids qu’hier politiquement, économiquement et démographiquement. Et même si la guerre en Ukraine a rappelé que Berne et Bruxelles faisaient partie du même continent, l’UE doit solutionner des dossiers autrement plus cruciaux que la Suisse, toujours perçue dans l’Union comme un pays pique-assiette. À Bruxelles, une participante au voyage concède que «sa position devient plus difficile». Sentiment partagé par la plupart des personnes qui l’accompagnaient.

Portrait d une femme dans une rue
Sophie Rossillion vient de Genève: «Savoir si la Suisse devrait adhérer à l’UE est une question difficile. Personnellement, je n’ai pas d’avis définitif. En l’état actuel du dossier, les relations bilatérales sont plutôt favorables à la Suisse, un pays dont les particularismes ne sont à l’évidence pas faciles à intégrer au sein de l’Union européenne. L’image d’une Suisse qui veut le beurre et l’argent du beurre est ancrée. Cette attitude irrite les personnes rencontrées à Bruxelles». swissinfo.ch

Victime de son succès?

Rester au contact de l’UE sans y adhérer: voilà à l’heure du diagnostic ce que souhaiteraient une majorité de Suissesses et de Suisses. La relation avec Bruxelles est jugée avant tout sous l’angle commercial, une relation de nature technocratique. C’est en usant de ce vocable que le ministre suisse des Affaires étrangères, Ignazio Cassis, a fait tiquer Bruxelles en 2021 lors d’une interview, expliquant alors que la Commission européenne fonctionnait de cette manière.   

Avançons aussi que le «rêve européen» n’a jamais eu cours en Suisse en dépit du «discours sur l’Europe» prononcé en 1946 par Winston Churchill à Zurich. Ailleurs en Europe, cette intégration dans un seul corpus a été vue comme une mission d’ordre métaphysique pour pacifier un continent saigné par les guerres. Les Balkans notamment, et aujourd’hui l’Ukraine. Or la Suisse est l’un des seuls pays à n’avoir pas connu de rupture historique au siècle passé. La question européenne est devenue par conséquent plutôt une option qu’une fatalité.

Bruxelles a tendu la main à Berne. La Suisse a ensuite été traitée comme un cas particulier, un rôle qu’elle aime par ailleurs se voir assigner. «L’Europe n’a à ma connaissance jamais eu à se soucier de la Suisse, un État démocratique et neutre», observe un des participants à Bruxelles. Mais les temps ont changé.

Depuis l’agression russe en Ukraine, la neutralité suisse, ce marqueur identitaire qui contribue à la cohésion nationale, est de plus en plus perçue à l’étranger comme une forme d’opportunisme également. Une vague de ressentiments est apparue lorsque Berne a refusé la livraison à l’Ukraine d’armes qui avaient été vendues par la Suisse. Dans les chancelleries, on a commencé sérieusement à se demander comment continuer de faire confiance à un partenaire qui vise à se rapprocher de l’OTAN, mais refuse de répondre positivement lorsque l’urgence l’exige.  

En Suisse, la réponse a été «ne mélangeons pas tout». Mais les fonctionnaires présumés technocrates de l’Union européenne peinent à avaler ce discours.   

Portrait d un homme dans une rue
Martin Gerber de Berne: «Je suis en faveur d’une adhésion de la Suisse à l’UE, car les grandes questions que nous devons prendre à bras-le-corps aujourd’hui ne peuvent être résolues que dans le cadre d’une union. Soyons honnêtes: nos relations sont imbriquées dans l’UE, la Suisse faisant partie de la maison européenne. Mais il est important que Berne prenne position et ne rétropédale pas systématiquement derrière le courant isolationniste. À Bruxelles, le sentiment prédominant est d’avoir été dupé par la Suisse et le Conseil fédéral. Encore heureux que le dialogue n’ait pas été rompu depuis». swissinfo.ch

Comment continuer?

À côté de la visite des institutions européennes, des discussions ont pu être menées par ce groupe de pro-européens à croix blanche avec des lobbyistes, des ONG, des syndicats, des politiciennes et politiciens, ainsi qu’avec des diplomates. C’est autour de frites et de bières belges et sous un soleil inhabituel à Bruxelles qu’un bilan de cette semaine riche de rencontres a pu être tiré.  

Un constat: ce voyage aura laissé un goût à la fois doux et amer à ces ressortissant-es suisses pro-européens qui ont l’habitude de vivre ou de travailler à l’étranger, défendant l’ouverture d’esprit et persuadé-es d’être du bon côté de l’Histoire. Ce séjour leur aura permis de voir de quel côté le vent souffle. Des regards bienveillants leur ont été réservés, ponctués d’appels du pied pour rejoindre l’UE.

Il y a toutefois peu de chance qu’un tel événement se produise dans un avenir rapproché. À Bruxelles, au sein de ce groupe, des voix ont déploré cette situation, avançant que la Suisse n’a pas de vision d’avenir. D’autres réclament le lancement d’une initiative populaire pour que le gouvernement suisse «puisse avoir les coudées franches au risque d’échouer». À l’heure du départ, l’équation complexe du cas suisse n’avait pas en définitive pu être résolue politiquement.  

Relu et vérifié par Balz Rigendinger, traduit de l’allemand par Alain Meyer

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