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Affaire du fax secret: les journalistes blanchis

A l'extérieur du tribunal, des manifestants ont évoqué la liberté de la presse. Keystone

La justice militaire a acquitté mardi les trois journalistes du «SonntagsBlick» qui avaient dévoilé l'affaire du fax égyptien sur les prisons secrètes de la CIA.

Les trois hommes étaient accusés de violation du secret militaire. Malgré la clémence de la cour, cette affaire repose la question de la légitimité d’un tribunal militaire pour juger des civils.

L’auditeur du Tribunal militaire avait requis de lourdes peines. Il réclamait une peine pécuniaire de 90 jours à 440 francs et une amende de 6000 francs contre l’ancien rédacteur en chef du journal dominical. Contre chacun des rédacteurs, il demandait 60 jours à 210 francs, assortie d’une amende de 2000 francs.

Se rangeant aux avis de la défense, les juges du Tribunal militaire 6 ont estimé que les journalistes «n’avaient pas mis en péril de façon durable la mission de parties essentielles de l’armée». Ils accordent en outre une indemnité de 20’000 francs aux trois journalistes. Les frais de procédure sont à la charge de l’Etat. L’auditeur dispose de cinq jours pour faire appel.

Pas une bonne impression

Ce procès a provoqué des discussions avant même de commencer. Les critiques portaient sur le fait que des journalistes soient déférés devant la justice militaire.

Contrairement à ce qui se passe dans les pays voisins, en Suisse, des civils peuvent aujourd’hui encore être présentés et jugés devant un tribunal militaire. «Il s’agit d’une particularité en Europe», a rappelé sur les ondes de la radio alémanique DRS Peter Studer, président du Conseil suisse de la presse.

Traduire des civils devant la justice militaire est en fait possible lorsqu’il existe une atteinte au secret militaire. Mais l’affaire du fax a relancé un vieux débat: est-il de nos jours encore légitime que la justice militaire juge des civils?

«A une époque où le contrôle démocratique sur les forces armées a gagné en importance, les procédures de justice militaire impliquant des civils ne font pas bonne impression», jugeait pour sa part le quotidien Neue Zürcher Zeitung du 16 avril.

Une justice spécialisée

Par ailleurs, l’armée s’expose ainsi à des critiques qui ne lui sont pas vraiment nécessaires. Du coup, même un ex-juge militaire, l’ancien sénateur radical (PRD / droite) Otto Schoch, avait appelé en 1990 à l’abolition de ce système. En vain.

Le fait que des civils continuent d’être traduits devant une cour militaire peut notamment s’expliquer par le caractère «spécialisé et moderne» de la justice militaire, suppose Stefan Flachsmann. Pour ce chargé de cours de droit militaire à l’Université de Zurich, les connaissances spécifiques du juge militaire peuvent éviter des erreurs de jugement ou garantir une certaine indépendance.

Mais c’est justement cette indépendance qui est mise en doute. Les esprits critiques reprochent à la justice militaire d’accorder davantage d’importance à la chose militaire qu’à la Constitution, tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’une «violation du secret militaire» par les médias.

Pas au service de l’Etat

Selon l’accusation, les journalistes du «SonntagsBlick» ont contacté les autorités militaires compétentes pour vérifier l’authenticité du fax. Ce faisant, le chef de l’armée Christophe Keckeis leur a clairement indiqué que ce document ne devait pas être publié, car il était classé secret.

Aux yeux de l’armée, la publication de documents secrets peut conduire à un affaiblissement du Service des renseignements et par conséquent aussi menacer l’accomplissement des tâches de l’armée et, en fin de compte, la protection de la population.

Lui-même juriste, Peter Studer juge cependant que la demande de Christophe Keckeis était irréaliste. Le président du Conseil suisse de la presse estime que la publication du fax était judicieuse.

Lors du procès de mardi, les trois accusés ont remis en cause la légitimité du tribunal militaire. Ils ont rappelé que, comme journalistes, ils n’étaient pas au service de l’Etat, mais qu’ils remplissaient une fonction de surveillance dans l’intérêt du public.

swissinfo, Alexander Künzle avec les agences
(Traduction de l’allemand: Olivier Pauchard)

Le 15 novembre 2005, le ministère égyptien des Affaires étrangères envoyait à son ambassade à Londres un fax confirmant l’existence de prisons secrètes de la CIA en Europe.

Les services secrets suisses ont intercepté ce fax et l’ont classé «document militaire top secret».

Le 8 janvier 2006, le journal dominical «SonntagsBlick» publiait le rapport d’interception rédigé par l’armée. La justice militaire avait alors ouvert une enquête pour «violation du secret militaire».

Le Code pénal militaire date de 1927.

Il s’applique normalement aux membres de l’armée. Cependant, dans certains cas – par exemple les violations du secret militaire – cette législation spéciale peut aussi être appliquée à des civils.

La possibilité d’appliquer le code pénal militaire à des civils est l’objet de critiques tant en Suisse qu’à l’étranger.

En France et en Italie, les tribunaux militaires s’adressent exclusivement aux soldats. L’Allemagne et l’Autriche ont renoncé aux tribunaux militaires.

Il y a longtemps que la justice militaire suisse est en but aux critiques. Durant la Grande Guerre, de nombreux civils étaient déférés devant des tribunaux militaires pour des infractions à l’économie de guerre.

En 1917, le Parti socialiste déposait une initiative populaire demandant la suppression de la justice militaire. Le peuple a refusé cette proposition en 1921.

Par la suite, plusieurs demandes allant dans le même sens ont été rejetées.

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