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Les défis de l’aide humanitaire en Ukraine

Un travailleur colle un autocollant Donated By Switzerland sur une cargaison destinée à l Ukraine.
Pour acheminer de l’aide en Ukraine et la distribuer aux communautés dans le besoin, la Suisse s’est appuyée sur un certain nombre de partenaires locaux avec lesquels elle avait déjà noué des relations par le passé. © Keystone / Michael Buholzer

La Suisse figure parmi les donateurs internationaux ayant réussi relativement rapidement à venir en aide aux civils affectés par la guerre en Ukraine. Mais comment réagir efficacement lorsqu’un conflit armé éclate soudainement?

Après le début de l’invasion russe en Ukraine, de nombreux hôpitaux et centres médicaux ont rapidement commencé à manquer de produits de première nécessité tels que des lits, des médicaments et des désinfectants. La pharmacie de l’armée suisse disposait, quant à elle, d’une grande quantité de ces articles – plus de 100 tonnes, prêtes à être distribuées. Mais comment acheminer ce matériel dans un pays rendu difficile d’accès par les combats, les bombardements et un espace aérien bouclé?

L’ambassade de Kiev étant fermée, les diplomates évacués, et le personnel expatrié interdit d’accès au pays pour des raisons de sécurité, la Suisse a décidé d’appeler Caritas Ukraine, une organisation non gouvernementale avec laquelle elle avait déjà travaillé par le passé. L’ONG pouvait fournir ce que l’ambassade n’était pas en mesure d’offrir – transport et logistique – pour acheminer les fournitures aux hôpitaux des différents oblasts (régions) ukrainiens.

«L’étroite collaboration avec nos partenaires sur place a été cruciale pour nous permettre de réagir rapidement et en fonction des besoins», explique Amanda Ammann, conseillère politique à l’ambassade de Suisse à Kiev, qui a rouvert ses portes en mai. Parmi les articles que la Suisse espérait distribuer figuraient aussi des tentes entièrement équipées, des produits d’hygiène et des denrées alimentaires de base, telles que du sucre et de la farine.

En tant que pays donateur, la Suisse contribue au financement de diverses organisations humanitaires. Mais le pays mène également ses propres programmes d’aide. En Ukraine, au cours des premières semaines et premiers mois, alors que bon nombre d’organisations internationales peinaient à déployer ou à intensifier leurs activités sur place, la Suisse a rapidement réussi à fournir une aide d’urgence aux civils. Un succès qui s’explique en grande partie par le fait que la Suisse est un acteur du développement présent dans le pays depuis des décennies.

L’approche «nexus»

L’engagement de la Suisse en Ukraine remonte aux années 1990, après l’effondrement de l’Union soviétique, et s’est intensifié après la révolution de Maïdan de 2014, qui a renversé le dirigeant prorusse du pays et ouvert une nouvelle ère de réformes. Jusqu’au début de la guerre, la Suisse supervisait des projets de développementLien externe allant du soutien aux petites entreprises agricoles à la promotion de villes durables.

Au lieu de mettre ces derniers de côté, la Suisse a choisi, dès le début de la guerre, de baser sa réponse humanitaire sur ses programmes de développement existants.

La Direction du développement et de la coopération (DDC), l’organe de développement du ministère des Affaires étrangères (DFAE), a commencé par renforcer ou adapter une poignée de projets existants pour répondre aux besoins engendrés par la guerre. À la gare de Lviv, dans l’ouest du pays, par exemple, les personnes déplacées nouvellement arrivées pouvaient bénéficier d’un soutien continu des mêmes bénévoles et psychologues qui assuraient la mise en œuvre d’un projet suisse, initialement conçu pour soutenir les réformes du système de soins psychiatriques.

Le DFAE institutionnalise actuellement cette méthode de travail, appelée approche «double nexus». Cet automne, il prévoit de fusionner ses services d’aide humanitaire et de développement afin d’améliorer les synergies entre les différents membres du personnel.

«La réalité est que ces sphères se chevauchent de plus en plus, surtout dans les situations instables», explique Fritz Brugger, codirecteur du Centre pour le développement et la coopération (NADEL) de l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ).

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Ces dernières années, un certain nombre d’acteurs humanitaires, y compris des agences de l’ONU, se sont engagés à mettre en œuvre ce concept (parfois aussi appelé «triple nexus» pour inclure la construction de la paix) et à travailler de manière plus holistique. Reste que sa mise en pratique peut s’avérer difficile, met en garde Fritz Brugger. Les silos institutionnels peuvent persister malgré une réorganisation, notamment en termes budgétaires (le financement des deux branches du DFAE restera distinct même après leur fusion) et de responsabilité. Il existe également un risque que les humanitaires perdent leur neutralité s’ils sont trop étroitement associés aux acteurs du développement.

Mais la Suisse est convaincue que son travail en Ukraine prouve le bien-fondé de cette nouvelle approche. L’intégration de l’équipe humanitaire, qui est actuellement basée à Lviv, dans l’équipe de développement de l’ambassade à Kiev, crée une plus grande efficacité et renforce la réponse globale de la Suisse dans le cadre du conflit, assure Amanda Ammann.

Tirer profit du réseau local

Selon Amanda Ammann, les contacts et les relations avec les ONG locales, la société civile, les autorités et les entreprises qui se sont développés au fil des ans dans le cadre du travail de développement, constituent désormais l’épine dorsale de la réponse humanitaire suisse.

Lors de ses premières interventions au début de la guerre, l’ambassade s’est appuyée sur une grande entreprise agro-industrielle ukrainienne, Astarta, pour se procurer des denrées alimentaires destinées à être livrées aux villes affectées par les combats. Outre Caritas, la Suisse a fait appel à d’autres partenaires locaux pour le transport de son aide humanitaire, y compris les chemins de fer ukrainiens, propriété de l’État, pour les plus grosses cargaisons.

À ce jour, la Suisse a débloqué 34,9 millions de francs suisses pour son programme d’aide humanitaire en Ukraine (36 millions de dollars). Quelque 5000 tonnes de denrées alimentaires achetées en Ukraine ont été livrées dans plusieurs régions, notamment à Odessa, Mykolaïv, Kharkiv et Dnipro. 140 tonnes de matériel médical ont été livrées entre autres à Ternopil, Loutsk, Rivne, Kiev, Kivertsi et Torchyn. La Suisse a également octroyé des fonds aux pays voisins de l’Ukraine pour le soutien des réfugiés déplacés par la guerre.

La DDC a déployé plus de 70 spécialistes humanitaires en Pologne, en Moldavie et en Ukraine, ainsi qu’une poignée d’expertes et d’experts auprès du bureau de coordination humanitaire des Nations Unies (OCHA), d’autres agences onusiennes et de Caritas.

Le choix de ces partenaires n’est pas le fruit du hasard. Caritas Ukraine, qui fait partie du groupe caritatif international Caritas, compte quelque 64 bureaux et 1000 employés et employées répartis dans tout le pays. D’autres branches nationales de Caritas et des donateurs tels que la Suisse ont pu s’appuyer sur ce réseau existant pour apporter une aide d’urgence.

«Nous avons commencé à collaborer [avec Caritas Ukraine] juste après le début de la guerre, explique Lukáš Voborský, directeur de Caritas Suisse en Ukraine. Nous avions accès à des bureaux, des logements et des entrepôts.»

Avant même d’être appelé à livrer du matériel médical, Caritas avait déjà coordonné avec le Corps suisse d’aide humanitaire (CSA) de la DDC l’acheminement en Ukraine d’autres articles d’aide en provenance de Suisse, comme des tentes familiales résistantes à l’hiver. C’était au début de la guerre, se souvient Lukáš Voborský. La première tâche était d’acheminer les marchandises jusqu’aux postes-frontière en Pologne. Ensuite, il fallait déterminer avec précision où celles-ci devaient être livrées en Ukraine. Caritas a donc pris contact avec les autorités locales pour évaluer les besoins.

Une question de préparation

Selon Lukáš Voborský, de nombreuses organisations humanitaires qui sont retournées dans le pays ou qui sont parties de zéro depuis le début de l’invasion russe ont dû faire face à une raide «courbe de déploiement». Le nombre important de personnes déplacées a rendu le recrutement sur le terrain difficile, ce qui a entraîné des retards dans les opérations d’aide, rapporteLien externe la société de conseil Humanitarian Outcomes. À la mi-mai, seule une vingtaine d’ONG internationales avaient des programmes d’aide en Ukraine, alors que des centaines d’entre elles s’étaient installées dans les pays voisins pour faire face à l’afflux de réfugiés.

Alors que de nombreuses agences d’aide internationales ont été confrontées à des retards dans leur déploiement ou leur montée en puissance au cours des premières semaines de la guerre, des acteurs locaux, notamment des bénévoles, ont organisé la quasi-totalité de l’aide humanitaire en Ukraine, analyse le cabinet de conseil Humanitarian Outcomes. Ces groupes locaux continuent à ce jour de fournir la majorité de l’aide dans le pays.

«Les gens ont tout quitté pour répondre à cette crise», déclare Kristina Preikšaitytė, chargée de programme international auprès de l’ONG Nonviolent Peaceforce (NP), basée à Genève, qui étudie les besoins en matière de protection des civils en Ukraine.

Les donateurs internationaux ont été critiqués pour leur concentration à l’ouest, alors que d’autres régions du pays, où les combats sont les plus intenses, restent mal desservies. Kristina Preikšaitytė souligne que ce sont les bénévoles qui prennent d’énormes risques pour atteindre les groupes isolés ou vulnérables dans les zones difficiles d’accès autour de Kharkiv, la deuxième ville du pays, qui a subi d’intenses bombardements. Ces groupes de bénévoles sont à court d’argent et d’énergie.

NP étudie avec l’Agence suisse de développement et de coopération (DDC) les moyens de travailler ensemble pour renforcer ces réseaux de bénévoles.

«Il y a beaucoup d’argent [des donateurs] et cela influence la réponse elle-même, explique Kristina Preikšaitytė. Nous voulons nous assurer que cet argent parvient jusqu’aux intervenants locaux».

Selon Humanitarian Outcomes, le manque de préparation et de planification d’urgence, qui implique de réfléchir à différentes situations et de s’y préparer, est également à blâmer. «Être agile n’est possible que si l’on a une idée de ce qu’il faut faire dans différents scénarios», explique Fritz Brugger.

L’organisation Caritas était prête à aider la Suisse en partie parce qu’elle a commencé à se préparer à une escalade majeure dès le renforcement militaire russe à la frontière ukrainienne en décembre 2021. «C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons été efficaces dès le début [de l’invasion]», déclare Lukáš Voborský, depuis Varsovie en Pologne.

La Suisse aussi a procédé à une planification interne, en élaborant des scénarios et en évaluant leur impact potentiel, affirme Amanda Ammann. Lorsque la guerre a éclaté, le CSA a déployé ses experts en Pologne, en Moldavie et en Ukraine. Avec l’aide de partenaires locaux, la Suisse a pu livrer 140 tonnes de matériel médical, 22 tonnes de tentes familiales et près de 5000 tonnes de denrées alimentaires en Ukraine. 

Des priorités qui évoluent

Malgré ces premières interventions, une partie du pays reste difficile d’accès pour la plupart des donateurs. Selon le DFAE, avant le début de la guerre, la Suisse était le seul pays à fournir une aide humanitaire des deux côtés de la ligne de contact à l’est, qui sépare le territoire du gouvernement ukrainien des zones contrôlées par les séparatistes soutenus par la Russie.

La Suisse a suspendu ses livraisons d’aide dans ces zones non contrôlées par le gouvernement, explique Amanda Ammann. En revanche, elle plaide pour un meilleur accès aux civils et soutient des organisations, comme le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui fournissent de l’aide dans ces régions.

À mesure que la guerre progresse, les priorités évoluent. La protection des civils contre les violations de droits, telles que la violence sexuelle et sexiste ou la traite d’êtres humains, et la réparation des infrastructures endommagées, figure parmi les principaux défis à moyen terme auxquels sont confrontés les humanitaires. «Les besoins humanitaires existent partout dans le pays, souligne Amanda Ammann. Nous essayons de ne pas perdre cela de vue.»

Texte traduit de l’anglais par Dorian Burkhalter

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